Bibliothèque rayon "Littérature"

Le théâtre de Beckett entre de plain pied dans la réalité chinoise.

 

En attendant Godot joué à Pékin ! Qui l'eût cru il y a seulement quelques années ? Et pourtant!

Comme pour marquer l'événement d'un sceau indélébile, la mise en scène de Ren Ming est tout ce qu'il y a de plus décoiffante. Vladimir et Estragon au lieu d'être représentés, comme on en a l'habitude par deux clochards, sont deux jeunes femmes.

Vladimir, veste noire en vinyle et pantalon de satin très moulant, jette son chapeau en arrivant sur scène et danse, très sexy, sur un rythme endiablé de techno. Son maquillage sophistiqué scintille sous les spots de couleur des projecteurs. Estragon porte un débardeur branché.

Pozzo est proche du maffioso de Chicago et Lucky est une charmante petite poupée mannequin . Quant au jeune garçon qui apporte un message, il arrive en roller skate.

La musique est moderne et éclectique. Rock, techno, opéra .... Quand on pense à la censure qui a sévi toutes ces années, on en reste sur le flanc.

Les jeunes, naturellement, sont les plus réceptifs. Un étudiant en génie civil : "Beaucoup de gens sont perplexes devant les changements si brusques de la société chinoise, devant cette technologie qu'ils ne maîtrisent pas. Alors, ils attendent ... de voir la suite".

Un de ses condisciple: "Les gens n'espèrent rien. Tout est chaotique dans cette société. Le fait que ce soient deux jeunes actrices illustre bien ce sentiment."

Mais alors, quel sens donner à Godot? Personne n'a suggéré Karl Marx comme solution.

Une informaticienne de 21 ans : "C'est l'espoir en soi. Ou au moins ce qui fait que l'on reste en vie." Pourquoi des personnages féminins? " Cela ne change rien au contenu du message. Les jeunes ont les mêmes sentiments que de vieux clochards. Chacun est pris dans l' habitude d'attendre une amélioration."

Un jeune homme d'une trentaine d'années: "C'est la première fois que j'assiste à un spectacle moderne. Les personnages attendent quelque chose qui a du exister dans le passé. Alors ils n'avancent plus. C'est le lot des laissés-pour-compte de cette société. S'ils ne savent pas s'adapter au changement, alors ils restent à attendre sur le bas-côté de la route."

Un lycéen: "Je comprends bien la pièce. Tout est vanité dans la vie. Les jeunes se disent qu'ils ne savent rien du futur, des perspectives, d'eux-mêmes. Et ils expriment cette perplexité. Alors ils dansent."

Quelquefois c'est du pogo ou bien ils piétinent ou ils sautent ou ils glissent .... Beckett semblerait presque avoir ses racines dans la tradition chinoise.

Un spectateur âgé, d'aspect cultivé a glissé: "Vous savez Zhuang zi ou Lao zi mis en scène ..."

Serge Leclercq Tokyo, 17 mai 98

photo: Li Jihui

interview: Teresa Poole