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En hommage à Gabriel Boillat

En hommage à Gabriel Boillat, qui nous a quitté trop vite. C'était un véritable ami et il fut toujours présent au début de nos aventures chinoises.

Fin lettré, professeur à l'Université de Lausanne, il a écrit de très beaux textes critiques : "A l'origine, Cendrars" (aux éditions Hugues Richard) puis "Raymond Radiguet, un Maître de 17 Ans" (éditions A la Baconnière). Ce texte fut publié par ses amis de "Courant d'ombre" dans leur très belle revue électronique sur le web. C'était il y a longtemps en 1995, un autre siècle.

Salut Gabriel !

Gabriel Boillat

Écriture et normalité

 

© 1995 Courant d'Ombres et Gabriel Boillat.Tous droits réservés.

Je suis avec vous

angoissés

garrottés au fond des geôles

de la disgrâce

je suis avec vous (TD44)

 

Par son suicide, Giauque a mis le dernier mot à son oeuvre ; qui dès lors est close. Fermée sur elle-même, elle refuse toute intervention. Chercher à l'organiser, à la délimiter , à la rendre compréhensible, acceptable, c'est participer à une opération de récupération. On peut toutefois essayer de parler autour de cette oeuvre, tenter de lui chercher quelques explications circonstancielles.

Situation de production Il y a d'abord ce pays, la Suisse ; qui lui faisait horreur. Giauque n'y a pas trouvé d'interlocuteur autorisé, pas de répondant intellectuel ; il n'a pas eu la chance de ce lecteur privilégié que Rivière a été pour Artaud ; qui acceptait d'entrer en discussion, essayait de comprendre, dans la relative indépendance commerciale où l'édition se trouvait alors. Il n'a pas eu le confident, le soutien tutélaire qu'a pu être Gustave Roud pour Philippe Jaccottet, pour Maurice Chappaz. Il lui a manqué la compétition, l'émulation, qui lui aurait permis de se situer. Ecrivant, venant d'une province qui n'en était pas encore une et où la tradition littéraire était moins développée qu'ailleurs, où trouver l'éditeur qui aurait permis à cet être en "disponibilité de poésie" de marquer d'un repère son passage, d'avancer, de se dépasser ? qui lui aurait assuré ce peu de reconnaissance indispensable à la création dont parle Ramuz ; qui aurait brisé sa solitude. La solitude l'a rendu à la fois farouche, orgueilleux ; et timide, incertain, d'une excessive modestie ; à défaut de moyens d'expression, sa parole s'est intériorisée, refermée sur elle-même (Parler seul), faite de plus en plus rare (Terre de Dénuement), répétitive. Du côté de la réception, c'était la méfiance par rapport à toute production autochtone : il aurait fallu partir, comme Blaise Cendrars, Ella Maillart, et Nicolas Bouvier.

Dans ce monde clos, Giauque a fait l'expérience des limites ; pas dans le sens d'une extension de soi, mais dans le sens d'une involution, d'un renfermement ; la spirale qui aurait pu s'épanouir s'est faite vrille pour pénétrer de plus en plus profondément en lui, dans la souffrance, la cruauté, jusqu'à l'autodestruction.

A cette situation, s'ajoute l'insécurité de la langue ; le Suisse romand est Français "à demi". Il n'a pas conscience de partager entièrement l'histoire, la culture de la France ; il est toujours un peu de l'autre côté ; on le lui fait sentir, il le ressent ; il n'atteint que par les textes une communauté d'expérience ; et il les prend trop au sérieux, au pied de la lettre. Sa langue est souvent empruntée, hésitante, en recherche de justifications ; il a honte de la montrer ; cela aussi la rend rare. Giauque n'est pas à l'aise dans la langue : il est pris par les conventions ; sa langue est d'un autre âge; il n'ose pas innover, y mettre du sien, comme ces écrivains qu'il aimait : Céline, Queneau, Beckett. Ce manque de sûreté, de confiance retarde la croissance, la maturation ; c'est comme si son art ne parvenait jamais à l'âge adulte.

Autre élément de marginalisation : Giauque perturbe les critères de l'art ; il se situe à la limite de l'art ; ici aussi dans les marges. Devant une production de ce type, le bourgeois engoncé dans "l'hypocrisie et le confort intellectuel" (JE 60) refuse de comprendre ; il éprouve la honte, "la sensation physique d'une imposture" ; une telle oeuvre lui est objet de scandale

u n auteur : purification de la cité ; la société appartient à ceux qui décident. Que peut le poète dans une société qui a confisqué le langage, tous les langages, à son profit ; que peut la parole rare d'un poète face aux tonnes de papier que déverse le pouvoir pour empêcher les gens de penser ?

Au poète est réservé le maquis. Giauque est en état de résistance passive. Pas seulement contre la société, mais contre lui-même ; lui qui aspire à la liberté il a l'impression de vivre dans un territoire occupé ; dépossédé de lui ; possédé par des forces qui le dépassent, qui lui sont antérieures : prisonnier de sa mère qui subvient à ses besoins, prisonnier de son milieu, prisonnier de son passé ; quand il prend conscience de son état, il utilise un vocabulaire guerrier ; quand l'ennemi lui paraîtra trop fort, il n'aura plus le choix que de la reddition ou de la mort.

Le jeu, l'oubli, le pardon Peu à peu s'est installée en Giauque l'évidence de l'incommunicabilité : il n'y a "plus de communication possible avec les autres" (JE48) ; personne ne peut le comprendre, sauf sa mère, parfois certains amis. Il oublie qu'il est un homme, et qu'à ce titre il partage avec beaucoup d'autres hommes "l'universalité du désespoir" ; il ne met pas en doute que sa souffrance dépasse toute souffrance; que son destin est unique ; il refuse d'être réduit à l'état commun, d'être un parmi les autres. Alors, il devient désespérément sérieux ; il prend tout au sérieux : la vie, les idées, la poésie ; il n'a pas le sens du dérisoire ; il va naturellement vers le tragique, oubliant que tout peut se transmuer jusque dans son contraire ; il est du côté de Beckett et non de Ionesco. Il lui manque la double ironie envers soi et envers la vie. Il ne sait pas ruser : il aurait l'impression de tricher ; il n'a pas la vertu du badinage de Giraudoux ; il lui manque la savante légèreté de Queneau, de Michaux. Il ne voit pas que les mots ont leur pente, leurs faiblesses ; qu'on peut les faire glisser les uns sur les autres, les renverser, les triturer, déverser le poison que certains contiennent dans d'autres, indéfiniment jusqu'à trouver la juste dose homéopathique qui donnera l'apaisement ou l'excitation propice à la création. Il ne voit pas que la langue est un exorcisme ; que la souffrance n'est qu'un mot parmi les autres; qu'il est possible de lui échapper par des glissements, des homophonies, des dérivations ; que les mots peuvent dégrader la souffrance, la faire reculer, culbuter, la ridiculiser ; que le mot croix peut devenir imperceptiblement voix, boit, bois, doit, doigts, toit, toi... ; ignorant des règles du jeu ; inapte au jeu ; il ne voit pas qu'un signe peint ou un mot, plutôt que de reléguer le désespoir peut s'en faire le pendant. Le rire avec les années perd sa fonction thérapeutique, sa fonction d'ascèse, pour devenir une atteinte portée contre lui.

Il ne sait pas utiliser son expérience de la douleur pour en faire, comme Artaud, un matériau de création, pour en faire un objet concret de connaissance et de dépassement ; il est lucide, mais pas pour transcender, seulement pour voir, subir, souffrir ; s'il demande de la drogue c'est pour une utilisation fonctionnelle, pour apaiser une souffrance réelle, non pour faire des expériences et aller plus loin dans la connaissance de soi ; il ne voit pas que le malheur est une illusion, comme le bonheur, un thème littéraire, une occupation, une raison de vivre, que la mort est une occasion de vivre ; que "dans le désespoir le mourir se change continuellement en vivre" ; il n'arrive pas à se distraire, à se divertir de lui-même; il y a quelque chose en lui de buté, d'obsessionnel.

La troisième personne On ressent chez Giauque une crispation sur le réel, le vécu : la maladie est toujours la maladie ; l'obscurité, l'obscurité ; le suicide signifie le suicide ; sa poésie est diagnostique, elle copie la réalité ; elle est rarement une transposition ; il y a chez lui un minimum de mise en forme ; il veut rendre au plus juste une expérience.

Tout ce qu'il écrit s'organise autour de lui, et naturellement de sa souffrance. Il n'accède pas à la troisième personne, à la distance, à l'objectivité, à la superbe impassibilité de Flaubert. Le choix qu'il a fait de la poésie favorise et renforce cette hypostase du"je". Anne était la chance d'un récit à la troisième personne; or dès le départ le "je" s'impose ; Anne est reléguée à l'arrière-plan; elle n'est plus qu'un objet d'apostrophe, un faire-valoir. Giauque a constamment besoin d'un "tu" à montrer du doigt : le Seigneur (TD,43), les malades, sa propre angoisse (TD,19) ; le suicide sera aussi une sorte d'invective, de revanche : contre lui, contre ceux qui n'ont rien pu faire pour lui, contre la vie, contre Dieu. Roud avait compris que ce centrage de tout le texte sur soi était un danger pour soi-même et pour l'oeuvre : il a choisi pour se dire la médiation des choses et des êtres.

Dualisme et alternance Giauque est divisé contre lui-même ; il se trouve au centre d'une contradiction typique de la société qui produit le pour et le contre : l'alcool et son interdiction, la vitesse et sa sanction, la richesse et la pauvreté, le désir et l'impossibilité de le satisfaire, la paix et les instruments de la guerre. Son moi apparemment survalorisé est en fait victime d'un modèle social.

Il est pris entre un passé enfantin, d'où il a été chassé, un passé récent qui lui est odieux et un avenir qui est un gouffre ; entre l'ici et l'au-delà, la vie et la mort. Il est pris entre le monde extérieur et son monde intérieur, tous deux hostiles ; entre les deux pas de limite si ce n'est une mince vitre, comme au début d'Alectone de Crisinel. En Espagne l'extérieur et le passé atteignent son intérieur et son passé sans qu'il puisse réagir : sa souffrance devient la souffrance de tout un peuple (JE,78) ; il réagit de même face aux camps de concentration, aux guerres ; à l'hôpital, il observe les autres malades ; il est parmi eux, mais pas eux : il se situe entre eux et les médecins qui le soignent et lui demandent de collaborer pour normalises son moi.

Giauque ne parvient pas non plus à faire la séparation des contraires. L'alternance est remplacée par la simultanéité d'états contradictoires : on passe sans transition, par superposition, du jour à la nuit et inversement; le ver dans le fruit pourrit le fruit entier ; la conscience de la fin fait que ce qui commence est déjà fini ; de la vie à la mort pas de frontière, puisque la mort est dans la vie ; sa conscience du temps est perturbée : pas de d'abord et d'ensuite; il ne croit pas en la parole de L'Ecclésiaste. Il ne réserve pas leur place aux choses ; toutes se confondent dans l'ennui ; or même dans l'entre-dévorement, chaque élément vit jusqu'à sa propre limite ; et l'unité du vivant se fait dans le mouvement, l'équilibre des contraires, dans la reconnaissance de la différence. Cet absolu qui le pousse à refuser l'espace et le temps humains l'empêche de jouir de l'instant, d'accepter le relatif ; l'interdit est produit en même temps que le plaisir ; si bien que Giauque se sent puni avant même d'avoir fauté ; pas d'autre solution que de hâter la conclusion : le suicide. Une grande partie de la poésie de Giauque fonctionne sur la suppression réciproque des contraires, à l'aide d'opérateurs négatifs qui lui sont constitutifs.

La malédiction, la maladie, la mort L'idée de faute, de punition, de damnation, est à la base de son oeuvre. Giauque est persuadé que pèse sur lui une malédiction ; il est dévoré par la culpabilité, par l'idée d'une faute antérieure à expier, d'une faute que seul le don de sa vie rachètera : la faute d'être né. Cette attitude ne lui est pas propre ; on la trouve chez de nombreux écrivains romands ; elle peut avoir une cause objective, étant liée par exemple à l'homosexualité comme chez Gustave Roud, Edmond-H. Crisinel, Jean Clerc dont les écrits ont parfois la tonalité de ceux de Giauque. Plus généralement, elle est la matérialisation de la situation d'humiliation et de marginalité dans laquelle une société plus ou moins puritaine et hypocrite tient ces écrivains ; trop sensibles, trop "doués pour la souffrance", ils assument l'image que la société se fait d'eux et ils ont tendance à se catégoriser comme poètes maudits ; ils développent envers eux la même attitude de rejet, de mépris que celle où les tient la société. Ils n'ont pas le recul nécessaire pour contester l'idée de normalité qui leur est imposée par la société et revendiquer leur droit à vivre leur propre normalité.

Suite naturelle, ils se retrouvent parmi les déviants, les malades, les fous : le traitement psychiatrique auquel se soumettent Giauque, Crisinel, est l'acte de punition qu'ils s'infligent pour reconquérir une normalisation impossible, la réintégration, sinon la reconnaissance sociale. A l'hôpital, Giauque se conforme à l'image que l'on se fait de lui : il reprend docilement les termes du médecin, il accepte son diagnostic, se l'applique, s'y plie: "ma névrose" (JE,20) ; s'il résiste c'est malgré lui, par habitude de passivité.

La maladie relayant la création, le poète est réduit au silence. Incapable essentiellement de la guérison qu'on lui demande, sa seule issue est la mort volontaire. Giauque s'est préparé depuis longtemps à l'idée du suicide ; il s'en est fait le prophète, il s'en fera l'exécutant ; la société pourra s'en laver les mains. Il hésite un moment sur la forme que prendra ce suicide qui viendra authentifier son oeuvre : revolver, train, pont, puits, noyade. Sa parole encore une fois est