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Remy de Gourmont, un itinéraire ...

1858-1915 Remy-Marie-Charles de Gourmont, fils aîné du Vicomte Auguste-Marie de Gourmont et de Mathilde de Montfort, est né le 4 avril 1858 à Bazoches-au-Houlme (Orne), au château de la Motte. On trouve parmi les ancêtres du côté maternel une demoiselle de Malherbe, apparentée au célèbre poète du XVIIe siècle. Une branche de la famille paternelle descend de Robert, Gilles, François et Jean de Gourmont, maîtres-imprimeurs à Paris qui imprimèrent de 1498 à 1533 les premiers textes grecs et hébreux en France. Le Prince Gormon de Danemark, figure légendaire, est souvent cité aussi parmi les ancêtres de Gourmont, mais rien ne permet d'accréditer sérieusement une telle filiation. Ces quelques renseignements anecdotiques permettent de se représenter dans quel imaginaire familial a grandi le jeune Remy. Il entre au lycée de Coutances en 1868. Les Palmarès retrouvés montrent un bon élève un peu fantasque (d'après son Proviseur). On notera un 4e accessit en enseignement religieux, des premiers ou seconds prix et accessits en version latine, narration latine et vers latins, et un premier prix d'anglais, qui semblent préfigurer ses goûts et talents futurs (le Latin mystique , traductions ou présentations d'écrivains anglo-américains....).

De 1874 à 1880, il écrit un journal intime qui sera publié par son frère en 1923. Il n'y parle jamais de son travail ni de ses amis ; c'est sa vie intérieure qui l'intéresse par dessus-tout. Il vit alors une intense aventure amoureuse, toute intériorisée, mais ne révèle nulle part le nom de l'aimée, et la plupart des événements sont transposés sous forme de rêves et de méditations. Karl D. Uitti a vu dans ce journal intime le prototype et la structure caractéristique des futurs écrits de Gourmont. "L'ouvrage est un véritable recueil d'exercices de style. Il y a les maximes. des descriptions . la narration épistolaire ... des pages de critique sociale et littéraire nous rappellent l'auteur des Épilogues... sa préférence pour la vie déformée par l'art. Il réalise la déformation voulue grâce à une savante exploitation du contraste émotion-intelligence. Gourmont y conçoit l'apprentissage littéraire comme un travail essentiellement solitaire, comme une vaste œuvre de familiarisation avec toutes les traditions esthétiques et philosophiques." Ce journal couvre également la période où il étudie le droit à la faculté de Caen à partir de 1876. Il semble qu'il n'ait guère fréquenté l'Université mais qu'il ait plutôt passé la majeure partie de son temps à la bibliothèque municipale. Il admire Barbey d'Aurevilly (normand lui aussi, et parent éloigné de Gourmont) et apprend ses romans par c¦ur. Il commente des pensées de Sainte-Beuve, lit Michelet, Montaigne, Goethe ... En 1877, il s'installe à Paris où il loge rue d'Hauteville. On sait peu de choses de ses activités jusqu'en 1881. Il passe ses examens à Caen en 1879 et obtient un titre -modeste- de bachelier en droit. En 1881, il entre à la Bibliothèque Nationale, comme attaché au département des Imprimés. Dans sa lettre de candidature, il précisait qu'il savait l'anglais, l'italien et l'espagnol et qu'il possédait quelques connaissances bibliographiques qu'il s'engageait à compléter. Il ne faisait aucune allusion au latin ou au grec. Puis il commence à écrire pour des journaux. "J'ai débuté dans la même semaine de 1882 à la Vie Parisienne et au journal le Monde". Ces articles ne devaient pas être signés, car on ne retrouve nulle part son nom dans les archives de ces journaux. Doué pour la compilation, il entreprend alors une série d'ouvrages de vulgarisation pour la jeunesse chez Degorce-Cadot puis Firmin-Didot: Du Guesclin (1883), Les Derniers jours de Pompéi (1884), Chez les Lapons (1890), Les Canadiens en France (1893). Il ne s'agit, bien entendu, que de résumés habiles de certains articles de revues ou d'encyclopédies, mais la clarté de l'exposition et le goût de la narration ne sont pas dépourvus de charme. Le critique littéraire apparaît lorsqu'il s'agit de présenter, de raconter et de commenter, notamment, des légendes lapones . Il publie son premier roman, Merlette, en 1886, chez Plon. C'est une histoire d'amour malheureux, de style romantique. L'écriture manifeste plusieurs réseaux d'influence : Barbey d'Aurevilly, Flaubert et Chateaubriand principalement. Il écrit un autre roman, Patrice, qui ne sera pas publié. A cette époque, il mène une vie mondaine, fréquentant le salon d'une riche veuve américaine dont il fait valser les trois filles. Est-ce une source possible de ses connaissances en littérature américaine ? Avant 1890, il est à peu près le seul en France à parler de Washington Irwing, d'Emerson, de Bret Harte, de Bryant, d'Olivier-Wendell Holmes et de Joseph Neal. Dès 1882, il avait écrit sur Longfellow et en 1884, sur Hawthorne. En 1886, il rencontre Berthe de Courrière qui l'accompagnera et le soutiendra jusqu'à la fin de sa vie. Elle était le modèle du sculpteur Jean-Baptiste Clésinger qui fut honoré de commandes officielles par tous les gouvernements qui se sont succédé à partir de la Monarchie de Juillet. C'est elle la Marianne du Sénat, c'est elle aussi qui domine sous forme d'une gigantesque statue, l'Exposition Universelle de 1883. Gourmont lui adresse des poèmes, puis des lettres passionnées. La suite de leur correspondance sera publiée dans les Lettres à Sixtine . Il fera d'elle l'héroïne de Sixtine, roman de la vie cérébrale puis du Fantôme (1893). Berthe de Courrière était férue d'occultisme. Elle se trouva mêlée à une affaire de "messe noire" qui faillit mal tourner: retrouvée, la nuit, presque nue à Bruges, tout près du logis du chanoine Van Haecke, bien connu des milieux spirites, elle est internée dans un hôpital psychiatrique. "Elle donnait, selon un journal local, des signes d'aliénation mentale et elle commettait toutes sortes d'actes étranges." Gourmont intervient pour obtenir sa mise en liberté. Gourmont, sans doute grâce à son poste à la B.N. rencontre Villiers de l'Isle Adam en 1888. Celui-ci le présente à Huysmans l'année suivante, et une grande amitié naît entre les deux hommes. Huysmans suit de très près les mésaventures de Berthe de Courrière et surtout celle de 1891 à Bruges. Il fera de l'ecclésiastique belge le modèle du chanoine Docre et s'inspirera également de Berthe de Courrière pour le personnage d'Hyacinthe Chantelouve dans Là-bas. C'est aussi en 1886 que Gourmont découvre les poètes symbolistes. "J'étais resté assez étranger au mouvement dessiné par mes contemporains, vivant très solitaire en de peu littéraires quartiers, ne connaissant que des noms qu'un écho parfois me renvoyait, ne lisant que des ¦uvres anciennes, lorsque, tel après-midi, sous les galeries de l'Odéon, je me mis à feuilleter La Vogue, dont le premier numéro venait de paraître. A mesure, je sentais le petit frisson esthétique et cette impression exquise de nouveau, qui a tant de charmes pour la jeunesse. Il me semble que je rêvai encore plus que je ne lus. (...) Ce que j'avais écrit jusqu'alors m'inspira soudain un profond dégoût. (...) Mon orientation littéraire se trouva, en moins d'une heure, radicalement modifiée." Gourmont se mêle alors aux jeunes gens qui fréquentent rue de Rome, chez Stéphane Mallarmé: "Où est le petit salon de la rue de Rome, où le cri des locomotives venait se mêler à nos effusions esthétiques." Louis Denise le présente au groupe du Mercure de France en 1889. L'activité de Gourmont est, dès lors, indissociable de celle de la revue. Il y collaborera jusqu'à sa mort en 1915. C'est dans cette revue qu'il publie, en 1891, Le Joujou patriotisme, un pamphlet anti-nationaliste où il se moque des revanchards et fait valoir l'intérêt d'un rapprochement franco-allemand. D'autres, comme Alphonse Allais, poussaient plus loin le sarcasme, Gourmont devient pourtant la cible d'une violente campagne de presse. Le scandale lui fait perdre son poste à la B.N. Octave Mirbeau prend sa défense dans Le Figaro et la rédaction du Mercure reste solidaire, cependant la grande presse est désormais fermée à Gourmont. Il devra désormais s'appuyer encore d'avantage sur Le Mercure et sur les petites revues symbolistes. Était-ce le scalpel de l'analyste ou l'humour froid et dédaigneux de Gourmont qui mirent en fureur les amis de Déroulède ? Dans son provocant pamphlet il applique pour la première fois cette méthode qu'il formalisera et généralisera par la suite, la dissociation d'idées: les idées, lorsque l'on n'y prend garde, ont tendance à s'organiser comme des lieux communs, l'une entraînant l'autre selon un mécanisme faussement logique et naturel. "Patrie" s'était associé à "revanche" et "ennemi" à "héréditaire". Gourmont "démonte" ces mécanismes. Contester la nécessité d'une revanche fut "tout naturellement" perçu comme un acte antipatriotique. Circonstance aggravante, le pamphlet paraissait à un moment où les esprits étaient particulièrement échauffés. L'Impératrice Frédérique, mère de Guillaume II, venait de rendre une visite privée à l'école des Beaux-Arts, mais aussi à Versailles (lieu du couronnement de son beau-père, l'Empereur), ce qui avait blessé l'orgueil national français et attisé la colère. Une exposition internationale des Beaux-Arts était prévue à Berlin. Des oeuvres françaises devaient y être envoyées . Les nationalistes se déchaînèrent. Soumis à de fortes pressions, les artistes invités se décommandèrent les uns après les autres. La thèse de Gourmont était, somme toute, qu'il voulait bien, à la rigueur, mourir pour la patrie, mais pas pour la revanche, qui était une cause stupide. La réaction de ses détracteurs est d'une violence haineuse. "L'insulte à la Patrie quand elle ne va pas à l'effective trahison, n'est pas prévue par les codes. Je voudrais qu'on en fît une de ces lois vengeresses que connaissait l'Antiquité" Henri Fouquier (L'écho de Paris) Gourmont restera suspect, jusqu'à sa mort, au regard des bien-pensants. A la même époque, un deuxième malheur frappe Gourmont. Il a le visage ravagé par une espèce de lèpre nommée lupus tuberculeux ; en quelques semaines il est défiguré. Son apparence est à ce point repoussante qu'on lui refuse l'accès, à la demande de clients effrayés, au restaurant Duval dont il était un habitué. Il commence une vie de reclus, se réfugiant dans les livres. Pendant quelque temps il porte un masque. Berthe de Courrière ne l'abandonne pas. Gourmont reprend son travail au Mercure. Pour ses rendez-vous, il tient une sorte de permanence au Flore où il reçoit Apollinaire, Cendrars, Léautaud (qui lui fera aimer Stendhal)... Apollinaire part souvent en éclaireur pour lui procurer des prostituées qui ne s'enfuiront pas à la vue de ce visage monstrueux. Il écrit beaucoup et régulièrement pour Le Mercure de France, l'Ermitage, La Revue Indépendante, La Revue Blanche ...souvent sous des pseudonymes (R. de Bury, J. Drexelius, N. le Danois, M. Coffe... ). Ses articles seront réunis plus tard en volumes: Épilogues (6 volumes), Promenades Littéraires (7 volumes) et Promenades Philosophiques (3 volumes). En 1892, il publie Le Latin mystique, préfacé par Huysmans. Dans A Rebours, on se souvient que la bibliothèque de Des Essaintes accueille les auteurs bas latins. Mais Huysmans n'est pas latiniste et ne possède que des connaissances limitées. Sa préface est "exécrable" aux dires de Léon Bloy. Gourmont est très déçu. Le Latin mystique, que Cendrars estimait au plus haut degré, ramena cent poètes dans la mémoire de la littérature. Du IIIe au XIIIe siècle, de Commodien de Gaza à Bonaventure en passant par les auteurs français des bréviaires latins, Gourmont traduit, commente et critique ces auteurs oubliés comme il le ferait de contemporains. Ces vieux poètes devenaient des symbolistes du XIXe siècle. C'est chez ces poètes médiévaux qu'il puise l'idée de composer des litanies auxquelles Cendrars puis certains poètes symbolistes prennent goût à leur tour. En 1894, il fonde avec Jarry, la revue L'Ymagier. Mais il se brouille avec lui quelques années plus tard, à la suite d'une plaisanterie stupide de Rachilde à propos de Berthe de Courrière et de Jarry. C'est en 1896 puis en 1898 qu'il publie les deux volumes du Livre des masques dont l'auteur fut salué comme le Sainte-Beuve de la critique littéraire symboliste. Lui-même déclarait son admiration pour son illustre aîné. Selon plusieurs chercheurs qui se sont intéressés de près à Gourmont, celui-ci commence à se détacher du symbolisme dès 1895. Sur le plan de l'écriture poétique, Thierry Gillyboeuf considère qu'il passe du symbolisme au Jammisme, influencé par Francis Jammes (auquel Gourmont consacre un masque). Garnet Rees et Hubert Juin parlent d'un tournant intellectuel. La rupture n'est pas nette et n'est surtout pas un reniement. Il semble qu'à cette époque, en commençant la série des Épilogues, Gourmont inaugure une nouvelle manière. Il entre dans une phase de scepticisme radical et développe la "dissociation d'idées". Son idéalisme est influencé par celui de Jules de Gaultier, son ami, créateur du concept de bovarysme. Fabre et ses Souvenirs entomologiques le conduisent à reconsidérer le rôle de l'homme dans l'univers et l'aident à formuler son idée sur le rôle de l'instinct en psychologie. Théodule Ribot, philosophe et psychologue lui permet d'appréhender la notion d'inconscient. Les préoccupations scientifiques de Gourmont ne cesseront de se développer. Il participera à la Revue des idées de 1904 à 1913, tentant de jeter un pont entre science et littérature. Pourtant, il ne pense pas que la science permette de découvrir des vérités. Chaque vérité provisoire doit de nouveau être "dissociée" afin de détruire les erreurs et préjugés. En 1899, il publie L'Esthétique de la langue française, puis en 1902, Les Problèmes du Style, en réponse à Antoine Alballat dont vient de paraître La Formation du style par l'assimilation des auteurs. Il peut ainsi développer ses théories linguistiques, déjà en germe dans Le latin mystique et éparpillées dans les Promenades (littéraires ou philosophiques) comme dans les Épilogues . En 1904, il est profondément intéressé par la thèse de René Quinton: L'eau de mer, milieu organique. Une idée en particulier retient son attention. "En face des variations de tout ordre que peuvent subir au cours des âges les différents habitats, la vie animale, apparue à l'état de cellule dans des conditions physiques et chimiques déterminées, tend à maintenir, pour son haut fonctionnement cellulaire, à travers la série évolutive, ces conditions d'origine". Il en déduit sa "Loi de constance intellectuelle". "Les races successives se sont présentées, non pas avec des aptitudes supérieures, mais chacune avec une intelligence toute neuve, avec une curiosité plus naïve et plus décidée." Pas de perfectibilité possible selon Gourmont. Vers la fin de sa vie il rencontre Natalie Clifford Barnay à laquelle il écrit les Lettres à l'Amazone, destinées à la publication (1914) et qui seront complétées par les Lettres intimes à l'Amazone . Pendant la première guerre mondiale, malade, solitaire et pauvre il rédige des articles germanophobes recueillis dans Pendant l'orage. Il meurt à Paris en 1915 et repose au cimetière du Père-Lachaise.

Serge Leclercq Tokyo , juin 1998