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Le Sens du mot religion dans le vocabulaire des institutions indo-européennes.

Ne concevant pas cette réalité omniprésente qu’est la religion comme une institution séparée, les Indo-Européens n’avaient pas de terme pour la désigner. Dans les langues où une telle désignation apparaît, il est d’un grand intérêt de retracer le processus de sa constitution.

Certains, souhaitant étayer leur conception de la religion, font appel à l’étymologie. « Religion » vient du latin « religio », « ce qui relie ». Belle définition qui nous laisse imaginer un lien vertical avec la divinité, tel un fil à plomb, et un lien horizontal avec nos frères en religion, tel un niveau, laissant de côté le sens de « joug ».

Or, le recours à l’étymologie ne peut être, tout au plus,  que l’accent mis sur un sens négligé ou oublié d’une notion sans préjudice pour son sens au stade actuel de la langue. Croire à un sens « pur » des mots, comme un retour à l’origine, avant toute corruption est, malheureusement, une illusion.

Si l’étymologie me ramène au latin, c’est qu’il n’existait pas de terme antérieur dans une langue indo-européenne, équivalent de ce que nous entendons comme « religion ».

En grec ancien, on trouve chez Hérodote (Ve siècle av. J.C), le terme « thréskeÍé » pour désigner le culte ou la piété, plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’un culte étranger.   

« Les Egyptiens, voisins de la Lybie, supportaient mal la « thréskeié » (la réglementation) du sacrifice et en particulier l’interdiction de la viande de vache. »

et un peu plus loin :

 Les prêtres égyptiens « observent mille autres « thréskeias » ».

La définition du terme sera « suivre minutieusement des prescriptions religieuses ».

En fait, le mot s’éclipsera et ne sera de retour qu’avec Strabon (Ier siècle).

C’est le terme le plus commode pour désigner un ensemble de croyances et de pratiques cultuelles. Mais signalons qu’il désigne plutôt une « observance » qu’une « croyance ».

Il faut comprendre la démarche du linguiste. Pour comprendre le système d’une langue, il la regarde fonctionner. De là, il peut se constituer une grammaire et un dictionnaire. Si je voulais étudier le français contemporain, j’enregistrerais des Français en train de parler et je cernerais la signification de tel mot d’après les contextes où il apparaît. Cependant, je serai confronté à certains choix. La langue écrite n’obéit pas toujours aux mêmes lois que la langue orale. La langue orale change selon les contextes sociaux. A moins de faire intervenir la notion de norme ou de « bon usage », la palette d’utilisation du vocabulaire semble infinie. Le sens d’un mot défini par le Larousse est-il plus fiable que celui, entendu sur le vif, utilisé par un collégien dans la rue ou sur un terrain de jeu?  Doit-on inclure Montaigne, La Fontaine,  Voltaire, Balzac ou Sartre dans notre étude alors que l’écart historique se creuse au fil de l’énumération ?

En Grec ancien, nous n’avons que des textes. Nous cherchons l’occurrence de tel ou tel mot dans l’ensemble du corpus. Parfois, un linguiste de cette époque a bien voulu examiner le sens de tel ou tel terme particulier. Parfois un autre le contredit. Entre Hérodote et Strabon, cinq siècles ont travaillé la langue. Les mots ont une histoire. Sans doute une origine dans une langue mère antérieure. Mais pas en dehors de leur emploi dans un discours réel, matériellement examinable. Pas en dehors d’un parcours historique.

Le latin « Religio » est admis par toutes les langues occidentales comme source de « religion ». Les anciens ne sont pas unanimes sur la formation du mot. Cicéron fait dériver « religio » de « legere » soit « cueillir, rassembler » et Lactance de « ligare » soit « lier ».

Pour Cicéron (Ier siècle av. J.C):

« Ceux qui reprenaient (« retractarent » ou reprendre un choix déjà fait) diligemment et en quelque sorte rassemblaient (relegerent) toutes les choses qui se rapportent au culte des dieux, ceux-là ont été appelés « religiosi » de « relegere » (rassembler), comme « elegantes"  de « eligere » et « diligentes » de « diligere ». Tous ces mots ont, en effet, le même sens de  « legere » que « religiosus ». »

Pour Lactance (vers 315) , qui est chrétien, soulignons-le, c’est le « lien » de piété qui nous « relie » à la divinité.

Un changement historique et culturel a modifié la signification d’une notion et donc du terme qui la désignait.

Voici d’autres occurrences antérieures à Lactance :

« Mets un terme, Calchas, à tes oracles « religiones » » Pièce d’Accius.

« Il m’invite à dîner, j’ai eu scrupule « religio fuit », j’ai voulu refuser » Comédie de Plaute.

Chrémis retrouve sa fille disparue mais hésite à la reconnaître :

« - Il me reste un scrupule qui me tourmente …

Tu mériterais toi avec ton scrupule « religio » d’être détesté. »

Pièce de Térence.

Ou

« Bien que la chose éveille un scrupule dans le cœur des gens. »

« Rem illam in religionem populo uenisse" (Gracchus)

ou

« Un fait qui pourrait induire à se faire scrupule de changer la place de certains cultes »

« Quod demouendis statu suo sacris religionem facere posset »

Tite-Live

Le dérivé « religiosus » prend le sens de « scrupuleux à l’égard du culte, se faisant un cas de conscience des rites »

Exemples :

« Est religieux (religiosus) ce qui en vertu d’une certaine « sanctitas » se trouve écarté et éloigné de nous » Aulu-Gelle

« Est religieux (religiosus) ce qu’il n’est pas permis aux hommes de faire, en sorte que, s’ils le font, ils semblent aller contre la volonté des dieux. »  Festus

Nous retiendrons que « religio » est « l’hésitation qui retient » ou le « scrupule qui empêche »  plutôt qu’un sentiment qui dirige vers une action ou qui incite à pratiquer un culte.

Quelques difficultés vont encore nous freiner pour expliquer « religio » par « ligare » (lier) .

  Il n’existe pas d’abstrait «  *Legio »  correspondant à « ligare », alors qu’il y a « legio » pour « legere ». L’abstrait de « religare » est « religatio ».

« Il faut être « religens », non « religiosus (par rapport aux rites)» « Religentem esse oppotet , religiosus nefas » dit Nigidius Figulus soit : « il faut être prudent et non peureux ».

Comment comprendre ce passage au domaine religieux ?

« religere » c’est recollecter, reprendre pour un nouveau choix, revenir sur une démarche antérieure (= scrupule religieux).

Cela indique une disposition intérieure, subjective.

D’un autre côté, l’explication de « religio » par « religare » (relier) apparaît à partir des écrivains chrétiens.

« Le terme « religio » a été tiré du lien de la piété parce que Dieu se « lie » l’homme et l’attache par la piété. » Lactance

« lien » est utilisé au sens fort de « joug ».

Le lien de la piété, c’est la dépendance du fidèle vis-à-vis de Dieu, c’est une quasi-obligation qui caractérise la nouvelle foi pour le chrétien, ce qui la différencie des croyances antérieures.

Fausse historiquement, l’interprétation par « religare » (relier), inventée par les chrétiens, est significative du renouvellement de la notion : la « religio » devient « obligation », lien objectif entre le fidèle et son Dieu.

Le terme « superstition » qui est opposé à « religion » a suivi un destin parallèle. La superstition serait la forme exagérée du sentiment religieux par rapport à une forme « normale ».

En grec, l’équivalent de « superstitieux » serait « deisidaimonia » soit : « qui craint les « daimones » (les démons ou les dieux ???) » . Ce sentiment pouvant être estimé négatif ou positif selon les situations. La complication des rites et l’influence de la magie sur ceux-ci ont pu conduire à une évolution du sens vers le négatif. Les écoles philosophiques plus intellectuelles ont pu privilégier pour un retour à l’essence du religieux en réaction contre le formalisme des prêtres.

En latin, on saisit mal comment « super »  « stare » (sans jeu de mots) qui voudrait dire « être au-dessus », a pu conduire au sens de « superstitieux ».

« superstes » signifie « survivant » ou « témoin »

« superstitiosus » signifie « devin » et « prophétique »

On peut envisager qu’est « superstes » ou « survivant » ce qui survit, reste, d’une vieille croyance, qui, à l’époque envisagée paraît superflue. Ceci correspondrait plus à une attitude du XIXe siècle, sociologique et positiviste, qui permet de discerner dans la religion des « survivances » d’une époque plus ancienne et qui ne s’harmonisent pas avec le reste.

Pour donner une explication plus satisfaisante, nous dirons que « super stare » (être au-dessus, être au-delà, se tenir par delà, subsister au-delà) est la qualité d’avoir survécu (survivant) et de pouvoir en témoigner (témoin). C’est une action tournée vers le passé et non vers la prédiction de l’avenir. Le « superstitieux » est « doué de la vertu de superstitio ». Il parle d’une chose passée comme s’il y avait vraiment été. Il a le don de double vue. Il est « voyant ». « Superstitieux » fait partie de la langue des devins. En linguistique, nous savons que c’est dans les langages spécialisés que les mots acquièrent leur signification technique. Un « voyant » est celui qui n’est pas aveugle, mais à la Fête foraine, c’est Madame Irma.   Le christianisme a su donner un sens péjoratif à « superstition » en la définissant comme « croyances religieuses méprisables » et en lui opposant « religion ».

Pour un Romain éclairé, il fallait distingué la « religio » , le scrupule religieux, le culte authentique, de la « superstitio », forme dégradée, pervertie, de la religion.  C’est cette attitude que nous aurons en mémoire lorsque nous penserons à l’étymologie de ces mots dont la signification fait enjeu.

D’une manière générale, nous serons vigilant chaque fois qu’une explication par l’étymologie pure fera l’impasse sur l’histoire de la notion.

Sergeï

Pour une argumentation plus serrée, des références plus précises et des exemples dans la langue originale :

Emile Benveniste Le Vocabulaire des institutions indo-européennes tome 2 pouvoir, droit, religion aux éditions de minuit collection « le sens commun ».

Benveniste est l’auteur de référence en linguistique. Il faut recommander ses Problèmes de Linguistique Générale chez Gallimard en particulier la partie L’Homme dans la langue.