A Propos de la Réalisation dans Le Taoïsme Tantrique
La réalisation à laquelle aspire le pratiquant
du taoïsme tantrique - que l'on appelle habituellement "taoïsme religieux"
- est la condition primordiale de l'Homme Véritable ( Zhen ren).
La Voie du Souverain Jaune et de Lao Zi (Huang Lao Zhi Dao)
remonte à la plus haute antiquité de la civilisation chinoise et découle
directement du Yijing en tant qu'application
pour l'humanité de la doctrine primordiale. L'essence de l'humanité
consiste à se réaliser tout en conservant l'unité primordiale. C'est
l'harmonie. Cette harmonie existe au centre du monde (shou zhong)
ou lieu de la manifestation dans le plan macrocosmique. L'Humanité,
en tant que dépositaire de ce centre est désignée par le terme ren,
homophone de ren, "homme" en chinois. Dans le premier
cas, l'humanité est conçue comme médiateur entre le Ciel et la Terre,
complétant la triade et point d'équilibre entre deux pôles ; dans le
deuxième cas, il s'agit de l'humanité ordinaire ou de l'homme en tant
qu'animal debout. Dans les deux cas, un dualisme fondamental est en
jeu. La notion même d'harmonie sous-entend un équilibre entre forces
antagonistes. Le centre dont il est question est l'état primordial conçu
comme originel ou terrestre. Le but de la réalisation taoïste est l'obtention
de la condition primordiale céleste, c'est à dire, l'unité de l'Etre
universel. C'est pourquoi le centre dans la conception de Laozi est
l'Unité même. "Conserver l'Un" ou "Conserver le centre" revient au même.
La progression pour atteindre les différents degrés célestes n'est possible
que dans l'absence de désirs personnels et par le non-agir (wu
wei) . Pour accéder au non-agir, il faut trouver l'"embryon
d'or", l'essence spirituelle, puis il faut être capable de la conserver
et de la cultiver jusqu'à la perfection par "l'alimentation du feu spirituel"
(huo hou). Trouver cette essence (on peut traduire
également par "semence") d'immortalité signifie que l'on est effectivement
initié au Tao, que l'on a trouvé le centre et que l'on possède le Ren.
Zhen Yangzi, supérieur du temple taoïste des nuages blancs à Pékin,
explique que le Ren est
le « noyau d'immortalité ». Il est le « fruit du Bien » et s'identifie
avec le pouvoir de transformation . D'après Mengzi (Mencius) on lui
doit la bonté fondamentale de l'homme. « Le fruit est doux et savoureux,
à l'intérieur est le noyau. C'est une image du ren » explique Zhen Yangzi
pour nous faire approcher Laozi. « Ce noyau doit être protégé et cultivé
pour croître ainsi qu'une semence, pour se développer comme une plante
qui grandit vers le ciel et s'étend dans la terre. N'est-ce pas emplir
l'univers ? » Celui qui suit cette voie a reçu la « transmission secrète
(ou mystérieuse) » (mi chuan ) , qui est toujours orale
(kou chuan,kou jue). Ainsi commence la véritable alchimie
spirituelle avec ses formules secrètes lorsque l'on a rassemblé tous
les ingrédients. On travaille le vrai plomb et le véritable mercure
avec le feu pour réaliser le jin dan. Ces trois ingrédients
sont la fixation des résultats obtenus par les travaux précédents. Il
faut raffiner l'essence du corps (ou semence), de l'âme (souffle) et
de la conscience (esprit) et les ramener au Centre, qui est « vide »
parce qu'hors d'atteinte des désirs individuels. Ce travail de «préparation
» achevé, on a accès aux « travaux supérieurs », à la Voie effective.
Désormais, la Voie sera une voie du non-agir, ce que Lao zi appelle
également la «Vertu supérieure ». De,
ce que l'on traduit généralement par « vertu ». On peut
l'entendre au sens des « vertus » d'une plante par exemple. Il s'agit
d'un certain pouvoir. Les significations comme « faveur céleste » ou
«miséricorde bienfaisante» sont également admissibles. Cette notion
est à explorer. Dans le Shu jing au chapitre
Hong Fan (La « Grande Règle » de Yü le Grand), le premier
sens de De est «verticalité parfaite» ou «droit
et vertical» (Zheng zhi). L'acquisition d'un sens axial
et vertical permet de traduire De par «Rectitude».
Une forme graphique ancienne de De s'écrit le
coeur en bas et la «verticalité» au-dessus. Ce qui se lit «coeur droit».
Dans le Livre des Rites des Zhou, (chapitre Di
Guan), on parle des «six vertus» : connaissance, humanité,
sagesse, justice, centre et harmonie. Le dictionnaire Shuo
Wen dit «Vertu : ascension (sheng)». Ailleurs,
les textes rituels du calendrier traditionnel nous parlent des saisons
et de l'énergie qui, tour à tour, prédomine. «Au début du printemps,
la force prédominante (ou qui est montée) réside dans le bois». De
: force ou pouvoir. Mais comment l'homme peut-il approcher
cette force ou ce pouvoir ? En ce lieu est l'intérêt de l'enseignement
taoïste. Voyons le dictionnaire Kang Xi : «De,
c'est le résultat de la pratique». Qu'obtient-on par la pratique ? On
franchit des étapes dans son évolution spirituelle. On obtient connaissances
et pouvoirs. Le commentaire du Dao De jing par Wang Bi explique ainsi
le terme De : «Obtenir, obtention» . Ce qui
est obtenu, c'est d'atteindre de nouveaux degrés dans l'élévation sur
l'échelle spirituelle de la réalisation ou même, dans un sens absolu,
la « réalisation » tout court. Une formule synthétise cet enseignement.
«De Dao» «Réaliser le Dao». Nous arrivons maintenant
à la grande question de la Réalisation Progressive ou Immédiate qui
hante également les anciennes polémiques bouddhistes. Cette question
des degrés initiatiques et de leur hiérarchie est passionnante. De nombreux
textes taoïstes ont abordé le problème : Liezi, Zhuangzi, Wenzi, Taiping
jing, etc.
On relève des hiérarchies à cinq degrés, à neuf, à vingt-cinq
degrés que l'on pourrait réduire en dernière analyse aux trois termes
de la triade cosmologique. Partant de l'Humanité, passant par la Terre
(la descente aux enfers des mythologies d'Occident) et s'achevant au
ciel. Un système plus analytique nous donnerait cinq ou neuf degrés.
Les cinq degrés trouvent un fondement ancien dans la «Grande Règle»
de Yü le Grand (Shu jing) où l'on traite des
«cinq bonheurs», thème célèbre de l'iconographie chinoise. Le Neuf est
typique du «vieux yan ». Les neuf dragons, les neufs poissons se retrouvent
dans presque tous les temples chinois. Nous n'aborderons pas ici l'étude
des travaux alchimistes. Laozi développe une réflexion sur l'Unité (ch.
39), sur la façon de la rechercher puis de la conserver. L'Unité atteinte,
on contemple la Voie parcourue. C'est là que l'on découvre la «Voie
sans nom», la «Porte de tous les mystères» mystères pour qui ne les
connaît pas encore ou merveilles pour qui les contemple. Le même terme
possède les deux sens. En ce qui concerne la hiérarchie des degrés de
réalisation taoïste, nous renvoyons au chapitre XXXVIII du Dao
De jing. Le commentaire le plus exhaustif de ce passage se
trouve dans Wang Bi. La hiérarchie des degrés de réalisation
se répartit sur cinq étapes. Le degré moyen et central est le ren.
Du ren, en descendant vers le bas, on parle
de «degrés ou obtentions inférieurs» (xia de)
faisant tout de même référence au ren. Le plus
extérieur de tous est le rituel, imitation encore extérieure de l'harmonie
représentée par le ren. Intermédiaire entre
le ren et le rituel est la Justice, qui doit
recourir à l'action pour rééquilibrer les choses. Le ren,
lui, influence sans agir. Cependant, comme il se pose en tant qu'affirmation
du Bien, il détermine, même sans le vouloir, la dualité (cf. ch. 2).
Il est donc considéré comme le premier des degrés inférieurs. En renversant
la perspective, il est vrai également que, à cause de cela, le ren
, est en même temps la voie d'accès aux degrés supérieurs, le passage
obligé pour y accéder. Ces degrés ne sont pas analysés dans le détail
mais plutôt présentés synthétiquement. La «Vertu supérieure» est du
domaine du non-agir. Ils représentent les états supérieurs de l'être
et ne sont pas individuels. Le Dao , n'est pas
au sommet de la hiérarchie en tant que degré suprême parce qu'il n'est
pas un degré à proprement parler. Il est «sans nom», «innommable» (cf.
ch.1). Il transcende même la notion d'unité. Des quatre vertus capitales
qui pourraient constituer des degrés initiatiques, il manque la dernière,
la Connaissance (si importante pour les Lettrés). Celle-ci, en tant
que voie de l'érudition, est considérée comme limitée, extérieure, lettre
morte. Il y a donc divergence avec l'école des lettrés. Ces derniers
ont formulé leur opinion sur cette question en commentant le Dao
De jing. Un des textes de référence est le Laozi
Benyi ou Sens originel du Laozi
. Le lettré Wu Deng dans son chapitre sur le De
, commente :
"Laozi, au premier chapitre du premier livre
(Dao), distingue entre Dao , et De , sans les définir
précisément. Au premier chapitre du deuxième livre (De), au contraire,
il distingue avec finesse Dao, De, Ren, Yi (Justice), Li (Rituel) et
Zhi (Connaissance). En eux est tout le programme ou but de la Voie.
Et bien, nous, les Lettrés, nous nous faisons de Dao et de De
, une idée unique. Nos analyses traitent du Ren, Yi, Li et Zhi, lesquels
sont obtenus du Ciel en tant qu'éternellement inhérent au soi qui les
possède à titre d'attributs permanents. En principe, il n'existe aucune
distinction entre pur et impur. Laozi, au contraire, considère Dao
, comme sans nom (zéro métaphysique) et De , comme nommable (Unité).
Puis, du De, descendent de degré en degré, du plus pur au plus
trouble, Ren, Yi, Li et Zhi. Voilà pourquoi dans ce chapitre on parle
de «Degré supérieur» le plus proche du Dao."
Certains passages du ch. 38 du Dao De jing
trouvent un nouvel éclairage avec le commentaire de Wang Bi. «Les
degrés supérieurs ne sont pas des vertus, voilà pourquoi ils sont effectifs.»
Les degrés supérieurs sont des degrés de détachement et de transformation
de l'être, où, par le non-agir, l'être se trouve exalté. C'est pourquoi il
ne s'agit plus de vertus individuelles, mais de vertus ou pouvoirs spirituels
qui participent déjà du non-agir . La vraie affirmation est une négation des
limites et la vraie activité prend place dans le non-agir. «Effectifs» est
ce qui caractérise l'obtention. Celle-ci est effective parce qu'elle se situe
dans l'universel. Elle est centrale et axiale en même temps. S'il n'en était
pas ainsi, il n'y aurait ni non-agir, ni exaltation de l'être. «Les
degrés inférieurs ne se détachent pas des vertus, voilà pourquoi ils ne sont
pas effectifs.» Il s'agit de degrés qui en sont encore au stade de
l'individu et non au niveau universel. Tout ce qui a une forme est individuel
et par là, soumis au changement et à l'action. Ce que l'action peut obtenir,
elle peut aussi le perdre. C'est pourquoi ces degrés ne sont pas encore effectifs.
Toutefois, ils sont déjà des vertus et possèdent un certain pouvoir. Les commentaires
précisent aussi que le Ren supérieur, dirigé vers les degrés
supérieurs, est déjà effectif à son tour - chose impossible pour les autres
degrés inférieurs. C'est pourquoi le Ren participe du non-agir
des degrés supérieurs : « Le Ren supérieur, tout en ne souhaitant
pas agir, possède une influence positive. » Wang Bi explique que
le fait qu'il ne souhaite pas agir signifie qu'il n'a pas de tendances ou
d'inclinaisons individuelles. Il ajoute : «Ceux qui ne peuvent non-agir
ont recours à l'action. Ils se situent de facto à des degrés spirituels inférieurs»
Il continue en affirmant que les degrés supérieurs utilisent le non-agir
comme moyen de perfectionnement et ne peuvent en réaliser l'essence, c'est-à-dire
le Dao sans nom. Les commentaires de Wang Bi, très en faveur
dans l'école des lettrés, semblent assurer la liaison entre l'enseignement
de la «Voie sans nom» et «celle que l'on peut nommer». C'est à cette tradition
qu'appartenait le fu Zhou Shanpu. Son propre commentaire du Dao De
jing, le Laozi Yi Hui ou Intuitions de
Laozi est des plus éclairants. En conclusion, nous attirerons
l'attention sur les symboles utilisés par les lettrés dans le commentaire
Laozi Benyi. Le Principe ou Dao est la semence.
L'Unité ou De est la racine. La condition primordiale ou
Ren est le tronc. La Justice ou Yi est représentée
par les branches (c'est la multiplicité manifestée). Le Rituel ou Li
est les feuilles et la Connaissance ou Zhi est la floraison.
La floraison est l'épuisement de la semence. Les feuilles sont l'épuisement
de la racine. Lao zi méprise les connaissances extérieures qui caractérisent
notre époque. Zhen Yangzi, du monastère des Nuages Blancs à Pékin pense que
cette époque va passer et laisser place à l'époque du « fruit » qui symbolise
la rectitude intérieure appelée Xin, la Foi ou la Sincérité,
essence de la vraie connaissance. À partir des quatre vertus capitales, nous
rejoignons les cinq vertus fondamentales dont la dernière est en réalité le
fondement des autres. Disons que Laozi nous indiquait 1+4=5 et que ses continuateurs,
voulant terminer le cycle, nous donnent 4+1=5. Cette unité est la vraie vertu,
principe et fin de tout.