Bibliothèque rayon "Littérature"

l'OEIL ROUGE

 

 

 

COULEURS de ALAIN QUESNEL

 

 

Au début, à ce moment-là, n'était que la ténèbre. Je l'occupais : elle était profonde, onctueuse, ouatée, et pour toujours, me semblait-il, protectrice. Je gisais quelque part, je ne sais où, je ne m'en souviens pas, je me le rappelle mal. De ce temps indécis, il ne me demeure à peu près aucune image distincte. Je ne crois même pas avoir su que le temps existât, ni même qu'il s'écoulât, comme on dit vulgairement. Je gisais là, oublié d'on ne sait qui, oublié de moi-même sans doute. L'obscurité qui m'entourait ne manquait certes pas de nuances. On ne devine pas les différences que peut engendrer ou simuler le noir. Et puis, la lumière fut, mince rai d'abord, et ténu de surcroît, puis de plus en plus prégnante, attirante, éclatante. C'est elle qui m'appela à la vie, et je sentis s'éveiller en moi une puissance, un désir peut-être si ce mot à une signification de jaillir à cette neuve lumière, de me précipiter et m'engloutir en elle. D'exister, enfin. Sans doute fallait-il qu'il en fût ainsi. Sans doute Il y eut un instant d'hésitation, particulièrement pesant, et puis la force qui m'animait, en dépit de moi-même, me précipita dans un immense couloir, sombre et étroit, dont la longueur me parut démesurée, à la pauvre aune de mes faibles forces. J'allais vers la lumière qui brillait, là-bas, là-haut, je ne saurais trop dire. Je sentis, au passage de la porte qui me séparait encore du monde lumineux, une terrible douleur. Je quittais définitivement toutes les nuances du noir, ce monde d'oubli où j'avais, on n'osera pas dire vécu, du moins vaguement existé. J'assistais à la création d'un monde dont j'étais apparemment l'unique spectateur et peut-être, sans doute même, un peu l'acteur. L'entrée dans la lumière me plongea dans une sorte d'hébétude glacée où je ne parvenais à rien discerner, d'autant plus que je me trouvais projeté dans un monde terriblement pentu et que, compte tenu de la vitesse initialement acquise, je n'avais pratiquement aucune autonomie en ce qui concernait mes mouvements. Je dévalais ainsi dans un mäelstrom de couleurs indécises, sans bien les voir, les saisir même ou les comprendre. Un rouge criard, étrange mélange de carmin et d'écarlate, abolissait toutes les autres couleurs. Celles-ci, à mes yeux novices, se mêlaient, se diffractaient, se confondaient et se séparaient sans qu'il me fût donné le temps de respirer, de voir simplement, de réfléchir et de comprendre où j'étais et ce qui m'arrivait. Je suivais une pente, dont je n'aurais ni l'audace ni le c¦ur d'affirmer que c'était la mienne. Je la suivais, c'est tout. Ici et là, je distinguais ou croyais distinguer, pendant un laps de temps toujours trop bref, une vague lueur jaune canari, vert pomme ou bleu nuit. Ce n'étaient que fugaces sensations, douloureuses à l'¦il, agressives à l'esprit qui en moi s'éveillait. J'aurais tout donné pour ne pas être entré dans ce monde, pour n'en avoir pas la moindre idée, la moindre lueur. Je n'avais cependant pas le choix. La pente sur laquelle je glissais, à une vitesse toujours plus vertigineuse, présentait un angle, ou plusieurs, je ne sais, terriblement aigu, si bien que je me retrouvais assez vite au point le plus bas, à quelques centimètres d'un trou noir prêt à m'avaler. Merci, ai-je pensé : j'en sors tout juste. Au moment où le terrible trou allait m'engloutir, un grand coup en pleine face me repoussa vers le haut, non sans que quelques secousses latérales ne m'eussent précipité sur un solide de nature indécise, mais assurément d'un violent rouge sang de boeuf, qui ne cessait de clignoter. Le heurt fut douloureux et me rejeta sur une sorte de mur d'un vert émeraude, orné d'un motif doré, une étoile peut-être, qui, à mon contact, disparut aussitôt sous terre. Derechef, je me dirigeai, à une vitesse ahurissante vers le terrible trou noir. De nouveau un coup violent me frappa, m'envoyant dinguer du rouge au bleu en passant par le vert. Tout mon corps me faisait mal et ne devait plus être ballotté comme je l'étais, je n'avais guère le temps d'en juger qu'une énorme ecchymose, un amas de bleus et de plaies. Je redescendis, et à une vitesse assez modérée, cette fois, je fus de nouveau propulsé vers le haut. J'eus le temps de lever les yeux et de voir, oui, de voir vraiment face à moi, immense et verticale, une créature de rêve dont les yeux grands ouverts et étincelants semblaient fixés sur moi. Autour de cet être aux longs cheveux d'or, scintillaient des étoiles de toutes les couleurs qui, alternativement, s'éteignaient et se rallumaient. Et la créature parla je ne sais pas si elle me parla J'entendis ses vagissements, ses aboiements, ses jappements et toutes sortes de sons métalliques, crissants, fort désagréables à mes oreilles. Trop occupé à la contempler, je ne vis pas l'objet vert qui me faisait face et que, de toute façon, je n'aurais pu éviter. Il me repoussa violemment, me jeta dans un trou d'où je fus immédiatement expulsé. Alors, je fus pris en charge par une sorte de plate-forme, de main, d'outil, je ne sais, qui se mit à me hisser vers le haut, vers une autre porte ou était-ce la même ? que je distinguais sans comprendre de quoi il s'agissait. Cet ascenseur fonctionnait avec une relative lenteur, si bien qu'au fur et à mesure qu'il m'exhaussait, j'eus le temps de jeter un coup d'¦il sur mon nouveau monde. Ce n'était partout que couleurs vives, criardes, agressives pour mes yeux. Tout n'était qu'un démoniaque heurt de couleurs et de sons. A voir les objets bleus, verts, rouges qui clignotaient ; à entendre les bruits mécaniques et répétitifs qui les accompagnaient, je devinais confusément que tout ceci répondait à un ordre, à un système, et donc possédait une signification. Je n'eus pas trop le temps de me demander laquelle car j'étais arrivé au terme de ma lente ascension. La porte s'ouvrit et je dégringolais le long d'un couloir aussi étroit, aussi sombre que le premier. Cette fois, la lumière était située vers le bas. Quand j'y parvins, une secousse brutale me précipita vers la droite. Je vins choir contre une paroi molle, humide et élastique qui m'expédia de nouveau vers le haut, contre un objet de couleur indéterminable, entre le bleu et le rouge : je découvris ainsi, dans la souffrance, le violet. Et de nouveau, la sarabande recommença : je ne distinguais plus ni sons ni couleurs. Le sol tremblait sous moi de façon convulsive et j'aurais été bien incapable de savoir, de dire si j'avais pu parler, où se trouvaient ma droite et ma gauche. Et puis, je redescendis mollement la pente, redoutant un nouveau choc mais, cette fois-ci, rien ne m'arrêta. Haletant, je tombais dans le trou noir : c'était fini ! Enfin tranquille ! Mon répit fut de courte durée : la force, toujours la même m'expulsa des douces ténèbres, me replaça à l'entrée de l'étroit corridor et me lança de nouveau vers la lumière. Elle n'y mit pas cependant la puissance nécessaire et je redescendis le long de ce maudit couloir. Il lui fallut s'y reprendre à deux fois pour que je franchisse la porte. Je connaissais un peu mieux maintenant l'univers hostile qui m'attendait. Les couleurs ne blessaient plus mes yeux et je les distinguais assez bien. Je devinais le rouge à ma droite, le vert à ma gauche et là, en face, cet objet jaune qu'il me fallait absolument éviter. Je m'habituais en quelque sorte à mon nouvel environnement, ce qui ne veut bien sûr pas dire qu'il me plaisait. La soif, la nostalgie plutôt, de la ténèbre m'emplissait. De plus, j'aurais voulu comprendre ce monde coloré, savoir pourquoi il existait, ce que j'y étais censé faire et revoir la déesse aux cheveux d'or. Mais de nouveau, je fus happé par le gouffre qui s'ouvrait devant moi. Qu'est-ce que signifiait tout cela ? Qui m'avait lancé dans ce monde ? Pourquoi ? A quelles sombres fins ? Pourquoi la déesse aux regards langoureux et brillants ne venait-elle pas me sauver du martyr que j'endurais ? Ces questions, je ne me les posais pas avec la précision lexicale dont j'use ici, de l'endroit où je suis maintenant. Elles me tenaillaient néanmoins mais j'étais d'abord requis par la nécessité de me préserver des chocs, autant qu'il était en mon pouvoir d'y obvier, et de tenter de trouver une issue. Je n'eus pas le temps d'y parvenir. Le sol se souleva, s'ébroua brutalement sous moi avec la violence d'un séisme. Quelques sons cristallins retentirent, s'estompèrent, s'évanouirent. Une à une les lumières s'éteignirent, les bleues d'abord, les rouges, les vertes. Je descendis doucement la pente, me coulant le long des objets, sans les heurter. Je me retrouvais sur le dos, au fond du trou noir. Là-haut, autour de la déesse, les étoiles s'étaient éteintes. Elle-même avait perdu sa superbe et son éclat et paraissait comme grise. Alors, pour moi, les couleurs se mêlèrent toutes en un blanc immaculé avant que, de nouveau j'entre dans les ténèbres. Je m'y endormis, satisfait d'avoir compris le mystère de ce monde. La réponse à toutes mes questions s'étalait en quatre signes écarlates sur le corps de la déesse : TILT.

ALAIN QUESNEL

QUESNELA@wanadoo.fr