Bibliothèque rayon "Littérature"
l'OEIL ROUGE
PU Songling (1640-1715)
On a comparé Pu Songling à Edgar Poe. Son livre, le Liaozhai
, est en effet un recueil d’histoires fantastiques remplies de fantômes,
démons et autres magiciens. Originaire du Shandong, il connut la fin
des Ming et l’installation de la dynastie mandchoue de Qing. Il tenta de passer
les examens impériaux pour devenir mandarin mais échoua, ce qui
le rendit plutôt amer. Ses nouvelles offrent un vaste panorama critique
de la société de l’époque.
Le magicien
Il était un jeune gentilhomme nommé Yu. C’était un chevalier
errant qui pratiquait l’art du poing et qui était très brave.
Il était capable de porter à bout de bras deux grands vases de
bronze et, les levant bien haut, d’exécuter la danse du cyclone.
A l’époque Chong Zhen (1623-1647), il se trouvait dans la capitale pour
passer les examens impériaux. Son serviteur fut victime d’une épidémie
et ne pouvait plus se lever. Le gentilhomme s’inquiétait beaucoup pour
lui.
Cependant, en ville, se trouvait un devin réputé. Il pouvait déchiffrer
le passé et l’avenir. Le gentilhomme alla le consulter pour son serviteur.
A peine arrivé, bien qu’il n’eût pas encore parlé, le devin
dit : « Seigneur, vous désirez m’interroger à propos de
la maladie de votre serviteur, n’est-ce pas ? »
Le gentilhomme, surpris, acquiesça. L’autre reprit : « En ce qui
concerne cette maladie, pas de problème, mais vous, vous êtes en
grand péril. »
Le gentilhomme, alors, interrogea le devin pour son propre compte. Le devin
utilisa les baguettes d’achillée pour tirer les trigrammes puis dit avec
étonnement : « Vous devez mourir dans trois jours ».
Le gentilhomme resta frappé de stupeur très longtemps. Le devin
sans s’affoler dit : « Mon humble personne possède quelques modestes
connaissances en magie. Si vous me donniez dix lingots pour ma peine, je pourrais
réciter pour vous quelques exorcismes ».
Le gentilhomme se dit en lui-même : « La vie et la mort sont fixées
depuis longtemps, comment la magie pourrait-elle me délivre ? ».
Sans répondre, il se leva et fit mine de partir.
Le devin dit alors : « Vous économisez cette modeste dépense,
plus tard, ne vous plaignez pas ! Ne vous plaignez pas ! ».
Tous ceux qui aimaient le gentilhomme avaient peur pour lui. Ils lui conseillaient
de vider sa bourse et se lamentaient. Yu ne les écoutaient pas.
Le troisième jour arriva bien vite. A l’auberge, Yu restait assis bien
droit, très calme et observait les alentours. A la tombée du jour,
aucun incident n’était survenu. Quand la nuit arriva, on ferma les portes
et on accrocha une lampe à l’aide d’une perche. Il resta assis, sur ses
gardes, appuyé sur son épée.
Une veille s’écoula. Une autre veille et la menace de mort serait écartée.
Il songeait à rejoindre son oreiller, quand soudain, il entendit par
l’interstice de la fenêtre, un petit bruit. « Sou … sou … ».
Il s’empressa d’aller regarder.
Un personnage minuscule entra, tenant une lance à deux mains. Dès
qu’il eut rejoint le sol, il se mit à grandir jusqu’à atteindre
la taille d’un homme.
Yu saisit son épée, la leva et frappa promptement la créature.
Celle-ci s’éleva dans l’espace et le gentilhomme la manqua. Alors, elle
redevint très rapidement minuscule et à nouveau chercha l’interstice
de la fenêtre afin de s’échapper.
Yu, sans perdre de temps, la fendit de haut en bas et celle-ci, aussitôt,
s’effondra. Il approcha la lampe et aperçut alors un personnage en papier
coupé en deux à hauteur de taille.
Yu n’osait plus se coucher. Il s’assit à nouveau et attendit.
Deux heures plus tard, un être passa à travers la fenêtre.
Il était aussi étrange et terrifiant qu’un démon. Quand
il atteignit le sol, Yu s’empressa de le frapper. Il le coupa ainsi en deux
morceaux qui s’agitèrent comme des vers de terre. Craignant qu’il ne
se relève, il le frappa encore plusieurs fois de suite. Chaque coup d’épée
atteignait son but. Le bruit était horrible. En regardant de plus près,
il vit une statue en bois, brisée en mille morceaux. Alors, il se déplaça,
s’assit sous la fenêtre et guetta l’interstice du milieu.
Longtemps après, il entendit de l’autre côté de la fenêtre,
comme un bœuf soufflant à grand bruit. Un être exerçait
une poussée sur le montant de la fenêtre. Les murs de la maison
étaient secoués et ébranlés comme s’ils allaient
s’écrouler. Yu craignit d’être enseveli. Il estima qu’il était
préférable de sortir pour lutter contre ce nouvel ennemi. Alors
il enleva rapidement la barre de la porte et se précipita à l’extérieur.
Il vit un monstre, aussi grand que l’auvent de la maison. A la faible lueur
de la lune, il vit son visage, noir comme du charbon, ses yeux brillant d’une
lumière jaune. Son torse était nu. Il n’était pas chaussé.
Il tenait un arc dans sa main. Des flèches étaient passées
dans sa ceinture.
Yu fut à la fois surpris et effrayé. Le démon, alors, engagea
une flèche et banda son arc. Le gentilhomme écarta la flèche
avec son épée et la fit tomber. Il voulut frapper le monstre mais
celui-ci tira une autre flèche. Yu fit un bond rapide en avant et l’esquiva.
Celle-ci transperça le mur. Le bruit fut épouvantable. Le démon,
très en colère, tira un sabre de sa ceinture, le fit tournoyer
comme un tourbillon, et frappa avec force en direction de Yu. Le gentilhomme,
adroit comme un singe, passa entre les jambes du monstre. Le sabre atteignit
une pierre au milieu de la cour. La pierre, fendue en deux, resta sur place.
Yu ressortit d’entre les jambes du monstre, lui enlevant la peau jusqu’à
l’os de la cheville avec un grand bruit métallique. Le démon,
toujours plus furieux, rugit comme le tonnerre. Il se retourna à nouveau
pour frapper de haut en bas avec son sabre. Yu se jeta sur le sol et passa entre
les jambes du monstre. Aussi, quand le sabre s’abattit, il fendit la tunique
du gentilhomme. Celui-ci avait déjà tranché sauvagement
le bas des côtes du démon. Il y eut encore cet horrible bruit métallique.
La créature s’écroula vers l’avant et resta sans bouger.
Yu lui porta une série de coups. Les chocs laissaient entendre un son
sec comme celui des claquettes en bois du veilleur de nuit.
Approchant sa lampe, Yu vit alors une statue de bois, grande comme un homme,
l’arc et les flèches encore attachées à la ceinture. Elle
avait été sculptée et peinte de façon à la
rendre terrifiante. Là où l’épée avait frappé,
il y avait du sang.
Yu attendit l’aurore en tenant sa lanterne. Il venait de prendre conscience
que les monstres et les démons avaient tous été envoyés
par le devin. Celui-ci projetait la mort des gens afin que tous reconnaissent
la puissance et l’efficacité de sa magie.
Le lendemain, il rassembla tous ses amis. Tous ensemble, ils allèrent
à la demeure du devin. Ce dernier aperçut le gentilhomme de loin.
En quelques secondes, il se rendit invisible. Certains dirent : « Il a
utilisé sa magie pour se métamorphoser. On peut le neutraliser
avec du sang de chien. »
Yu fit ce qu’on lui avait conseillé. Ayant préparé le sang
de chien, il alla chez le magicien. Celui-ci se dissimula comme la première
fois. Yu s’empressa d’asperger l’endroit où il l’avait vu disparaître
avec le sang de chien. On vit alors ressurgir la tête du devin, toute
barbouillée de sang. Ses yeux lançaient des éclairs. Il
ressemblait à un démon.
Alors, on se saisit de lui et il fut livré à la justice pour être
exécuté.
Traduction de Serge Leclercq
Première parution en mars 1992 dans Dojo Arts Martiaux.