Bibliothèque rayon "Littérature"

l'OEIL ROUGE

Une Aventure de Sherlock Holmes

Le Mystère de la vallée de la Bosse-en-Peigne.

"The most featurless and commonplace a crime is, the more difficult is to bring it homes." (The Boscombe Valley Mystery)

Je prenais le thé chez Madame Watson, lorsque son mari, le Docteur Watson, fit irruption dans leur petit appartement. J'en fus fort surpris car je le croyais en consultation à l'hôpital de Charrington Cross jusqu'à la fin de la journée. Il nous tendit un télégramme au style lapidaire. Watson, Rentrez chez vous de suite. Holmes

Je me souvenais parfaitement de Holmes. Deux semaines plus tôt, lui et Watson étaient arrivés à l'heure du thé, alors que j'apportais des périodiques à Madame Watson.

« Vous avez maigri de trois kilos récemment. Votre oncle a hérité d'un lord de la chambre. Vous vous êtes promené ce matin dans les jardins de Kensington et vous êtes sorti par la porte ouest vers midi. Vous avez rendu visite à votre famille qui possède un animal domestique du type mammifère à sang chaud. » m'avait-il dit d'un ton guindé, tout en m'observant.

Je m'étais senti comme foudroyé. Ce gentleman était-il donc sorcier ? Encore qu'il s'était certainement fourvoyé dans les heures ou les dates et que je ne comprenais pas trop d'où il sortait cette histoire de mammifère. Holmes émit alors un rire étrange et émouvant. Watson, qui semblait de connivence, plaisanta gaiement. «Rien de magique ! Déduction, il s'agit de déduction pure ! »

Pendant que Madame Watson resservait du thé. Holmes s'assit dans un fauteuil, joignit le bout de ses dix doigts décolorés par les produits chimiques et débita : « Je remarque que vous avez percé récemment un nouveau trou avec un poinçon dans votre ceinture. Le rebord en est encore frais et non patiné. Le journal qui sort de votre veston accroché à cette patère est, quoique replié, ouvert à la page quatre, comme si vous aviez voulu montrer un article à quelque ami. Des traces de doigts de femmes, je le vois à la taille des empreintes, ont marqué les abords d'un article particulier. Cet article suit la photo de Lord Beltrom, décédé récemment. La légende dit que le docteur Anstruther hérite de sa fortune. Or, je vois que vous avez une nouvelle cravate, comme quelqu'un qui fête un événement. S'il s'agissait de vous, vous auriez acheté une nouvelle montre, car la votre est passablement bon marché. Donc, il s'agit d'un membre de votre famille. Pas votre père, que j'ai bien connu à sa sortie de prison et qui est décédé depuis, donc votre oncle plus sûrement. Vous avez sur la semelle de vos chaussures un peu de boue jaune qu'on trouve uniquement sur les bords de la Serpentine dans les jardins de Kensington. Comme il a plu cette nuit, vous n'avez pu la ramasser que ce matin car tout était sec dès cet après-midi. Vous êtes sorti par la porte ouest, car là se trouve cette fabuleuse pâtisserie japonaise où vous avez acheté ces gâteaux que je vois sur la table. C'était avant midi car ce magasin ferme à midi. Vous êtes rendu dans votre famille car je vois à votre rythme cardiaque, perceptible à cette petite veine près de votre tempe, que vous avez vu des êtres qui vous sont chers. D'autre part, les petites traces de morsures près de votre oreille sont dûes à un animal familier qui vous a montré ainsi son affection. »

Tout ceci était si incroyable que j'en restai coi. Je quittai les lieux peu après et je n'avais pas revu Holmes depuis. Je repassais rapidement cet incident dans ma mémoire lorsque Mary Watson intervint. « Mais, il y a un télégramme de ton ami Holmes posé sur ton bureau, mon chéri. » Le regard de Watson s'éclaira : « Voilà ! Nous allons en savoir plus. » Le télégramme était signé de Sherlock Holmes, et il était rédigé comme suit :

Avez-vous deux jours à perdre ? Viens de recevoir une dépêche de l'ouest de l'Angleterre en rapport avec la tragédie de la vallée de la Bosse au Peigne. Serais heureux de vous emmener. Air et décor excellents. Quitterai Paddington par le 11h15.

- Qu'en dites-vous, mon chéri ? interrogea Mary. Partirez-vous avec lui ?

- Je ne sais pas quoi décider, répondit Watson perplexe, tout en nous regardant tour à tour, pour ces jours-ci j'ai justement beaucoup de rendez-vous - Bah ! Anstruther fera l'intérim. Vous vous sentiez un peu fatigué. Ce changement d'air vous remettra . Et puis, les affaires de M. Sherlock Holmes vous passionnent toujours !

- Si elles ne m'intéressaient pas, je serais en vérité bien ingrat. La moindre m'apprend toujours des tas de choses. Mais je ne peux abuser ainsi du temps d'Anstruther qui est déjà si occupé. Je me redressai d'un seul bond.

- Voyons Watson, je peux vous remplacer au pied levé.

- Merci Anstruther ! Alors, il faut que vous fassiez votre valise tout de suite, car vous disposez seulement d'une demi-heure si vous ne voulez pas rater le train.

- Mais, Holmes ne pourra se passer de vous.

- Mais non voyons. Vous prendrez des notes et je les arrangerai pour la publication. Je fus prêt rapidement et une demi-heure plus tard, un fiacre me laissait devant la gare de Paddington. Holmes faisait les cent pas le long du quai. Il portait un costume de voyage et une casquette bien ajustée. Il ne fut pas surpris de me voir.

- Merci Anstruther. J'espère que vous avez pensé à la solution à 7% que vous m'aviez promise la dernière fois en échange de mon silence. Je ne me souvenais de rien de cela mais j'acquiesçai en me demandant comment il avait deviné que j'en avais toujours quelques ampoules dans ma trousse professionnelle. D'autre part s'il faisait allusion au fait que j'avais joué une combinaison gagnante aux courses en oubliant de partager mes gains avec la bonne des Watson qui avait acheté la moitié du pari, je trouvais que ses tarifs étaient excessifs.

- Gardez ces deux places près de la fenêtre, je vais prendre les billets. Nous eûmes le wagon pour nous seuls. Holmes retira ses chaussures pour mon plus vif désagrément. Il prit l'une de mes ampoules et se piqua entre les doigts de pieds.

- Vous avez une déformation caractéristique à la poche de votre veston. Celle des habitués des champs de courses qui rangent là leur paire de jumelles en allant toucher leurs gains. Quand la bonne m'a ouvert la porte l'autre jour, elle a dû poser un tiquet de pari qu'elle tenait à la main pour le poser sur un meuble afin de prendre mon manteau. La semaine suivante, quand vous avez sorti le journal dont nous avions parlé afin de le montrer aux Watson, le même tiquet est tombé de votre poche. J'ai vu alors que les traces de doigts féminins descendaient un article au-dessous, aux résultats des courses. Quand vous êtes sorti, la bonne ne vous quittait pas des yeux et vous faisiez tout pour l'éviter. Quant aux ampoules, un habitué de la chimie comme moi ne peut se tromper à une odeur si caractéristique. Je suis pratiquement certain qu'une ampoule s'est brisée par accident dans votre sac

- Et le silence ?

- Une vieille blague à moi. Oubliez-la . Dites-moi plutôt si vous connaissez l'affaire .

- A vrai dire non. Cela fait plusieurs jours que je n'ai pas ouvert le journal.

- Alors je vous résume les faits. La vallée de la Bosse-en-peigne est une région proche de Ross, dans le Herefordshire. Le plus riche propriétaire terrien s'appelle John Turner qui fit fortune en Australie. Il a loué une de ses fermes, à Hatherley, à Charles McCarthy, également originaire d'Australie. Lundi dernier, Charles McCarthy sortit de sa ferme pour se rendre à la mare de Bosse-en-peigne. Il fut aperçu par deux témoins. Une vieille femme et le garde chasse de M.Turner. D'après eux, Charles McCarthy marchait seul en direction de la mare. Quelques minutes plus tard, il fut suivi par son fils James qui tenait un fusil sur son bras. Plus tard, une fillette, Prudence Moran, qui cueillait des fleurs près des bois entendit les bruits d'une dispute. Elle se dirigea vers la mare et aperçut les McCarthy se disputant violemment. James leva même la main pour frapper son père. La fillette effrayée courut chez son père, le garde chasse. Dix minutes plus tard, James arrivait à son tour, échevelé, couvert de sang. Il venait chercher du secours disant que son père venait d'être victime d'une agression. La police se rendit sur les lieux. On trouva le cadavre du père, le crâne défoncé. On mit le jeune homme en état d'arrestation. Voilà les faits essentiels présentés au Coroner. Le procès sera plaidé prochainement.

- Le moins qu'on puisse dire est que de fortes présomptions pèsent sur McCarthy fils.

- Apparences ! Suppositions ! Il faut avant tout regarder les faits et procéder par déduction.

- Ou induction.

- Certes. A l'interrogatoire, James McCarthy a déclaré qu'il venait de rentrer chez lui alors que son père ne l'attendait pas avant une semaine. Ne le trouvant pas à la maison, il était sorti à sa recherche en emmenant un fusil afin de tirer quelques perdrix en chemin. Non loin de la mare, il avait entendu l'appel caractéristique qui leur servait de signe de reconnaissance et qui imite le cri du kangourou mâle qui s'est assis sur une fourmilière et que cela démange. « Cooee! » Il avait rejoint son père qui semblait surpris de le voir là. Ils s'étaient disputés pour un objet à propos duquel le fils refusait de s'expliquer. Il démentait en être venus aux mains. Ils s'étaient séparés en fort mauvais termes mais à peine avait-il fait deux cents mètres trente qu'il entendit un cri horrible. Il retourna sur ses pas et découvrit son père dans un état pitoyable. Il lui souleva la tête et put lui entendre dire « rat » mais il était déjà trop tard. Il courut jusqu'à la maison du garde pour obtenir des secours.

- Son père l'a sans doute traité de face de rat. Tout est contre lui.

- Sauf une jeune personne, la fille de John Turner, qui a engagé l'Inspecteur Lestrade, à titre privé, afin de disculper James McCarthy qu'elle estime incapable d'un tel crime. Lestrade, à son tour, fait appel à mon expérience.

Holmes se tut. Il alluma sa pipe et ramena ses pieds contre lui, sur la banquette. Je pris un livre de Pétrarque que je traînais toujours avec moi dans la fameuse poche qu'avait remarquée Holmes et je lus jusqu'à l'arrivée. A la gare, Lestrade nous attendait. Il était grand, bel homme. Le regard franc et intelligent. Très élégant. Je ne comprenais pas pourquoi Watson en disait tant de mal. Lorsque les présentations furent faites, il prit courtoisement le sac de Holmes et nous conduisit dans un salon de thé. Il nous proposa de nous emmener sur les lieux mais, selon lui, rien ne pressait. Le temps n'était pas à la pluie et il n'y avait aucun risque pour que les traces disparaissent. Il pouvait aussi conduire Holmes à la prison pour interroger le prisonnier. Holmes venait de terminer son troisième whisky. Il décida d'aller se coucher puisque rien ne pressait et me laissa payer les consommations. Le lendemain, Holmes passa à la prison. Il n'apprit rien de plus sinon que James McCarthy avait aperçu une tache grise, sans doute un manteau, à une vingtaine de mètres du cadavre, mais que celle-ci avait disparu pendant qu'il s'occupait de son père. Ce détail avait beaucoup indisposé Holmes. Lestrade nous conduisit obligeamment sur les lieux. Holmes changea d'aspect dès qu'il eut mis un pied hors de la voiture. Il courut dans tous les sens, renifla un arbre, mit la tête dans un bouquet d'orties, cueillit des pissenlits et les mit dans un sac en papier, s'allongea sur le chemin et sortant sa loupe, examina un caillou. Lestrade me sourit chaleureusement et me montra les traces de pas sur le chemin. - Il y avait quelqu'un d'autre, me dit-il, de grand si j'en juge par la taille de ses pas

- Oui, et je dirais boiteux, si l'on regarde la différence de pression du talon entre le pied droit et le gauche. Lestrade me serra la main.

- Félicitations. J'aurais autre chose à vous montrer. Il me conduisit vers le bois. Holmes, le visage rougi par l'effort et les pustules, nous rejoignit.

- Le coupable fumait un cigare indien. Regardez ces cendres. J'ai eu l'occasion d'écrire une monographie sur les deux cent cinquante sortes de cendres de tabac. Je vous en dédicacerai un exemplaire, cher nouveau collaborateur.

- Et regardez cela, s'il vous plait, cher maître, dit respectueusement Lestrade à Holmes en lui tendant une grosse pierre anguleuse.

- Mais, une belle meulière caverneuse qui a été soigneusement essuyée. L'arme du crime à 100% de probabilité. Rentrons, j'en sais assez.

Nous étions dans le salon de l'hôtel. Holmes semblait proche de me révéler la solution et abattu par ses conclusions.

- Il devrait venir s'il est coupable me dit-il finalement. Lestrade arriva, précédé d'une jeune fille. Son regard violet fixa ma ceinture. Elle en avait déduit que j'avais perdu quatre kilos depuis peu. C'était Miss Turner.

- Ecoutez, nous dit-elle, l'inspecteur Lestrade m'a chaudement recommandé de m'adresser à vous, M. Holmes, car vous seul avez assez de poids pour convaincre un tribunal. Je suis presque certaine que James est incapable d'un crime. Mais tous ces faits sont si accablants . Le vieux McCarthy avait toujours de grosses sommes sur lui et l'on n'a rien retrouvé.

- Comment le savez-vous ? demandai-je. J'étais gêné parce qu'elle regardait ma poche déformée par le Pétrarque et qu'elle avait deviné en moi un joueur invétéré.

- Il me le montrait de temps en temps pour essayer de me convaincre de l'épouser. Elle semblait sur le point d'éclater en sanglots. Lestrade, avec la galanterie qui le caractérisait lui entoura les épaules du petit gilet gris qui avait glissé. Il nous offrit des bidies de Bénarès. Mais je fus le seul à accepter la petite cigarette conique. Lestrade raccompagna Miss Turner chez elle en la soutenant paternellement. Holmes attendait toujours. Il se leva soudain et faillit renverser son whisky.

- Il ne viendra pas. Ce n'est donc pas lui. J'avais tendu un piège au vieux Turner. S'il avait été coupable, les indices que je lui donnais l'auraient fait accourir. Donc, le meurtrier est James McCarthy. Je vais faire un rapport en ce sens au Coroner que je connais de longue date. Je l'ai déjà aidé dans d'autres affaires. Venez Hans !

- Mais non. Thimothy ! Anstruther est mon nom.

Holmes avala son double whisky et mit son chapeau à l'envers. Mary Watson me servait un délicieux thé de Darjeeling lorsque le docteur Watson sonna à la porte. La bonne vint nous prévenir et me sourit discrètement car je lui avais finalement donné ses gains avec une partie de l'argent que m'avait remis Lestrade de la part de Miss Turner pour les honoraires de Holmes qui, j'en suis certain, les aurait refusés. Watson était jovial. Il revenait de chez son éditeur. Il avait retapé mes notes en améliorant le style et en corrigeant quelques invraisemblances. Cette histoire porterait le titre de : Le Mystère du Val Boscombe car le nom français de cette région était trop invraisemblable pour le public. La nouvelle ferait partie du recueil Les Aventures de Sherlock Holmes, dont Watson me promettait un exemplaire doublement dédicacé de son nom et de son pseudonyme, Arthur Doile ou Douale, un nom français en hommage à son poète favori Arthur Rimbaud. De mon côté, je préférais l'exemplaire évidé de mon Pétrarque où j'avais l'habitude de cacher les billets des paris aux courses.

Nérondes, 26 décembre 2000 Arthur C. Douale