Le Weiqi (donnons-lui son nom chinois)
est le jeu taoïste par excellence. Il est même l'un des quatre arts
taoïstes avec la calligraphie, la peinture et la musique sur des instruments
à cordes. Aujourd'hui encore, il est considéré comme étant de première
utilité pour développer l'intellect, le sens de la stratégie et le raffinement
dans "l'art de la guerre" en politique comme en économie. La source
du jeu se trouve dans le Yi jing ou Livre des Mutations . Le terme Taipei
wan, qu'on rencontre souvent dans les commentaires de ce livre fondamental
de la pensée chinoise, signifie à la fois « jouer, s'amuser » et «contempler
» dans le sens d' « exercice spirituel » (cf.Kangxi Cidian). Cela tendrait
à démontrer que connaissance et action ne sont pas considérées comme
distinctes ou séparées : Par « connaissance », il faut entendre «la
connaissance des causes (premières et secondes)», par «action » la puissance
de réalisation et d'application des causes dans les effets. Graphiquement,
le caractère est composé à gauche du roi pontife et à droite de la source
primordiale ou Cause première. Le caractère chinois indiquant le roi
signifie aussi «jade », ce qu'il y a de plus précieux dans le monde,
la bave du dragon fossilisée, c-à-d le Verbe matérialisé. Le Roi est
le détenteur du Verbe dans le Triple Monde (ou Cosmos). Celui qui a
le pouvoir de l'utiliser se sert du Tao et gouverne le monde . Bien
entendu, plusieurs questions se posent : Le Tao peut-il servir à exercer
une action ? Y- a-t-il une différence entre Tao et Cosmos ? Qui est
le joueur ? A quoi joue-t-il ? Selon quelles règles ? - Examinons à
nouveau le Yi jing. Taipei Par Tao, on indique ce qui est soit yin soit
yang, Par moments yin et par moments yang. (Xici,I.5) Taipei Par Tao,
on indique ce qui dépasse la forme (méta-physique), Par « instrumental
», on indique ce qui est inhérent à la forme (cosmo-logique). (Xici,I-5)
Taipei Par « transcendant » on indique ce qui est hors de portée du
Yin et du Yang. (Xici,I-5) «Forme» indique le «contour de la limite
» : Tout ce qui est soumis à la dualité est, par là même, limité. Ce
qui n'est pas limité par la forme est du domaine métaphysique du Tao.
Ce qui transcende toute limite est hors d'atteinte de l'influence du
Yin et du Yang. Ceux-ci permettent les changements dans le domaine de
la forme. Le monde formel n'est rien d'autre que le domaine de l'ego,
parce que « tout ce qui a un début doit nécessairement finir » (Liezi,
I). Les conséquences sont faciles à tirer : Le Soi utilise les diverses
entités (point de vue microcosmique) comme le Tao utilise ses instruments
cosmiques (point de vue macrocosmique). Yin et Yang sont les moyens
par lesquels le monde est manifesté, façonné et modifié jusqu'au moment
de sa transformation ou « retour » au Principe. Tout sort du Tao « Sans
Forme » et tout y retourne finalement (Liezi, I). « Dans le Cosmos,
les Dix Mille êtres naissent de l'Être, l'être naît du Non--être. »
(Dao De Jing, 40). Le Yi jing développe son symbolisme par le moyen
du Yin et du Yang : Traits brisés et traits pleins respectivement. De
la même façon, le jeu du Weiqi est déployé par des pions Yin (noirs)
et Yang (blancs), tous de même forme parce que le Tao n'a guère plus
de préférence pour l'un ou l'autre parmi les centaines de pions disponibles
: La plus belle des formes reste quand même formelle tout comme la forme
la plus laide. Toutes les formes sont égales du point de vue du Principe.
Laozi explique ce point au deuxième chapitre du Dao De Jing en démontrant
que le bien comme le mal ont une même source dans la conscience, mais
que la source première n'est pas la conscience (appelée « c¦ur » dans
les textes, c'est-à-dire individuel, formel - l'humanité étant considérée
comme la « plus noble des formes »). Au chapitre 58, il montre que le
bon ou le mauvais sort ont une seule et même porte ou principe. C'est
aussi le fondement du Traité des Actions et Réactions Concordantes
de la tradition taoïste, auquel correspond le Sutra
des Causes et des Effets bouddhiste. Le jeu du Weiqi se déroule
non pas sur les 324 carreaux de couleur unie de l'échiquier, mais sur
les 361 intersections de sa toile, tout comme l'araignée se sert des
n¦uds pour capturer ses proies. L'araignée en question est l'ancêtre
des jeux chinois : Fuxi, le patriarche du Yi jing (cf. le Baopuzi
et le sens des multiples graphies des noms de Fuxi). Le jeu
du Yi jing (à noter que « Yi jing » pourrait se traduire également par
« la chaîne des changements ») se compose, quant à lui, de 384 traits
(64 hexagrammes) . Le Weiqi comme le Yi jing ont pour base le Yin et
le Yang. Les trigrammes qui fondent le Yi jing ont une disposition en
« toile d'araignée » comportant au centre un symbole du yin et du yang.
Cette combinaison de symboles spatiale et temporelle permet aussi bien
de jouer que d'obtenir des hexagrammes. La mesure du temps est représentée
par le chiffre 3. Son cercle est tracé par le compas, attribut de Fuxi.
La mesure de l'espace est représentée par le chiffre 4 (les quatre points
cardinaux). Cet espace carré est tracé par l'équerre, attribut de Nüwa,
épouse de Fuxi. Espace-temps, Nüwa-Fuxi, rassemblés manifestent le cosmos,
(Yu-Zhou en chinois). Séparés, ils se dissolvent dans le non-être. Signalons
toutefois que Fuxi et Nüwa ne sont pas le Yin et le Yang. Ils sont «
ce par quoi yin et yang sont yin et yang » (définition de Zhuxi), ils
sont le symbole du Tao. Fuxi est le Ciel, dans son sens absolu, Nüwa
est sa puissance de manifestation. Ainsi le Weiqi est une représentation
de l'univers, laquelle n'acquiert de réalité qu'en étant jouée. Le temps
sans l'espace est l'éternité. L'espace sans temps est l'immuabilité.
Ce sont des aspects du Tao qui n'ont pas de forme. De même, lorsque
l'on « tire » le Yi jing pour obtenir une prédiction, on ne peut s'appuyer
que sur les transformations car le pivot des transformations n'est pas
lui-même soumis aux changements (cf. Liezi, I). C'est le vide entre
les n¦uds de la toile qui fait l'utilité de la toile (cf. Laozi, 11).
Ce vide est une plénitude indifférenciée qui échappe au yin et au yang
parce qu'elle en est le principe unique. Chaque hexagramme représente
un aspect du principe ou Taiji mais aussi une situation spatio-temporelle
particulière de la manifestation universelle comme les intersections
ou n¦uds de la toile du weiqi. Cette trame est censée être constituée
d'un seul fil, soit d'une seule essence, tout comme le fil de la toile
de l'araignée est d'une même substance : C'est le Taiji, source du yin
et du yang et de toutes les modifications, c'est le Tao, principe du
Ciel et de la Terre et origine des Dix-mille êtres. Ce fil en vient
à constituer des n¦uds qui sont les liens qui unissent les êtres dans
leur état particulier de manifestation tout en les reliant aux autres
états et au principe même. Ces noeuds sont donc comme des « noeuds vitaux
» où se condensent des énergies spéciales déterminées par des conjonctions
particulières de l'espace et du temps. Si d'une part, ils lient des
êtres à un état particulier, d'autre part ces liens unissent les êtres
au Tout : C'est là le double sens du symbolisme des liens. Fuxi est
aussi le « Seigneur des êtres domestiques » qui sont les « êtres liés
». Mais, celui qui peut lier peut aussi délier. Fuxi est la source du
sacrifice. Le Tao est ce par quoi l'on se délivre. Cette araignée est
comme le centre de l'espace et du temps : D'elle sort le fil, tout en
étant l'essence du vide. En elle, aucune dualité ne saurait subsister,
même en apparence. Le joueur est au jeu comme le Principe à la manifestation.
Son but est le plaisir, qui réside en lui-même et ne dépend de rien
d'autre que lui. Le jeu n'est qu'un support manifesté par le joueur
lui-même. Ceci du point de vue métaphysique. Du point de vue cosmologique,
le joueur est le Ciel, le support du jeu est la terre et ce qui est
joué, ce sont les Dix-mille êtres ou l'Humanité. En principe, le joueur
est l'unité, en pratique, le jeu est joué par Yin et Yang. C'est pourquoi
le Weiqi est un jeu pour deux personnes, tout comme du point de vue
cosmologique, le Taiji possède en lui-même la possibilité du yin et
du yang. En ce qui concerne l'application pratique, l'art du jeu a pour
but la victoire. Celui qui gagne a gagné le monde et réalisé la « Paix
universelle ». C'est pourquoi le Weiqi prépare à l'art de la guerre.
Sa nature est Taipei wu, martiale. Les taoïstes préfèrent le Wu et les
lettrés préfèrent le Wen Taipei. Wu est la preuve de la victoire et
ce par quoi on l'obtient. Celui qui a gagné la guerre peut planter son
hallebarde en terre et en faire l'Axis Mundi, le pivot de la Loi universelle.
Wu est ce par quoi le chaos est ramené à l'ordre ou cosmos. Il est donc
éminemment actif ou yang. Ceci ne veut cependant pas dire qu'il n'y
a pas de wen dans le Weiqi. Wen indique
des « croisements » ou intersections, des signes, des attributs, des
combinaisons (cf. Yi jing, Xici, II-10). Les différentes combinaisons
ordonnées ou harmonieuses des cinq éléments forment les Wen
. Ce sont les « noeuds » de l'échiquier, les lois de la manifestation.
Donc Wu est ce qui délie ou délivre, ou, d'autre part,
ce qui tranche (la continuité) et détache (en tuant). Ces deux façons
d'envisager la Voie sont évidemment complémentaires, tout comme Rigueur
et Miséricorde dans les traditions occidentales ou Shivaïsme et Vishnouïsme
en Inde. L'échiquier est réparti en neuf régions, marquées par huit
points intermédiaires et le centre, ce qui donne quatre quartiers centraux
et douze portions périphériques. Les conséquences logiques que l'on
peut en tirer tant au plan microcosmique qu'au plan macrocosmique sont
assez évidentes. Le jeu se déroule en disposant successivement les pions
sur les intersections de l'échiquier, en occupant ainsi des positions
stratégiques dominant des espaces. Le but n'est pas de détruire les
pions adverses mais d'occuper des zones d'influence tout en conservant
des « poumons », des « vides » constituant des « espaces vitaux » .
On n'occupe pas directement le terrain en le remplissant, on contourne
en protégeant son espace. « Accaparer jusqu'à la plénitude est
une attitude inférieure à savoir s'arrêter. » (Dao De Jing,
9) Pour éviter d'être étouffée, une région doit comporter au moins deux
fenêtres internes. Il n'y aurait pas d'être sans la polarisation yin
et yang. Le jeu commence rarement au centre et encore moins au point
central. On part plutôt des régions externes pour s'approcher progressivement
du centre. A l'inverse de Fuxi, placé au centre pour manifester le monde
qui est sa propre perfection, l'homme ordinaire actuel doit remonter
le fil qui le lie et le relie au Principe. Mais le succès ou l'insuccès,
sur le plan symbolique au moins, dépend avant tout du degré de conscience
du centre et du « fil ». Est gagnant celui qui a occupé le plus d'espace.
Le but n'est pas la destruction de l'adversaire parce qu'il ne saurait
y avoir de yin sans yang et vice-versa. Celui qui gagne donne son orientation
au cours de l'univers. C'est là la victoire du point de vue cosmologique.
D'où la notion d'harmonie. En conclusion, le maître de l'échiquier assujettit
les démons, qui, finalement, le reconnaissent comme seigneur et lui
obéiront désormais en se conformant à sa loi. Tout comme le Bouddha
convertit les êtres au Dharma. Ainsi le joueur apprend à connaître et
maîtriser ses propres possibilités, trouve son centre et rétablit l'harmonie,
qui est cette « Paix universelle », but de la « guerre sainte ». Nous
retrouvons dans le Weiqi un symbolisme fort complexe, qui trouve son
essence dans le Yi jing et ses lois dans les sciences
cosmologiques plus disparates, telles que la science des nombres, la
géographie sacrée (d'où l'art du Fengshui , traduit
généralement par « géomancie »), l'art de la stratégie etc. On se doute
que le Weiqi n'est pas seulement un loisir et que les sages taoïstes
ou lettrés le pratiquaient ou l'enseignaient comme moyen de progresser
sur la Voie.
Nevio Capodagli, Serge Leclercq Kunming,
27 février 1999