Bibliothèque rayon "Voix d'Asie"

 

Bouddha, Josaphat & Barlaam : La Légende dorée et son message.

 

Lorsque l'origine bouddhiste de la légende de Barlaam et Josaphat fut identifiée formellement en 1860, par deux érudits Labourlaye et Liebrecht, indépendamment l'un de l'autre, tous les spécialistes ont surtout vu les éléments positifs : valeurs spirituelles communes aux diverses religions, mérites de l'ascétisme Moi-même, quand j'eus l'idée de présenter Josaphat dans le premier numéro de Tao Yin, avais en tête un message de respect mutuel entre religions. Cette première lecture légendaire et spirituelle n'est pas à rejeter, bien au contraire, car elle laisse une grande liberté d'interprétation. Ma seconde lecture sera historique et linguistique. Elle est partie d'une constatation qui a éveillé ma curiosité. Je m'étais demandé comment le Bouddha avait pu finalement se nommer Josaphat. Le livre de Foucher sur les origines du bouddhisme m'avait seulement fourni comme indication que le prénom "Josaphat" était une translittération. Après plusieurs essais sur les différents noms du Bouddha, j'en avais conclu qu'il s'agissait de "Gautama" à cause des trois voyelles : "o", "a", "a". Et puis, en parcourant un petit livre très bien fait d'introduction au bouddhisme , je découvre que le nom vient du persan. J'ai donc décidé de retrouver les sources de la légende et ce que j'ai trouvé m'a donné à réfléchir. J'ai repris les travaux de Graeme Mac Queen de la Master University Hamilton d'Ontario au Canada.

Tout d'abord, j'ai supposé connue la légende du Bouddha Sakyamuni. L'essentiel étant de se rappeler que, à sa naissance, le jeune Siddartha reçut une prophétie. Il serait grand roi ou grand maître spirituel. Son père était un souverain aimé et respecté mais souhaitait également avoir son fils comme héritier du royaume. Pour forcer le destin, il confina son fils dans l'atmosphère paradisiaque du palais. Tout serviteur âgé ou malade était chassé du palais. Seuls les raffinements sensuels et artistiques étaient admis. Un jour cependant, Siddartha s'évada et fit quatre rencontres capitales. Tout d'abord un vieillard, un malade puis un cadavre. Ainsi la vie était également en but aux souffrances. Elle avait donc une fin !!! Une quatrième rencontre lui offrit heureusement une perspective de solution. Celle d'un moine dont la sérénité semblait impossible à troubler. Siddartha s'échappa du palais et poursuivit sa quête. Ayant fait l'expérience de l'ascétisme puis ayant choisi la voie du milieu, il découvrit enfin, par la méditation, les quatre nobles vérités. Il devint l'Eveillé, le Bouddha et commença à enseigner. Cette trame narrative est celle que l'on peut identifier en lisant l'histoire de Saint-Josaphat. Elle se trouve principalement dans la Buddhacarita texte sanscrit versifié du IIe siècle du poète Asvagho. La légende de Saint-Josaphat se répandit en Europe au XIe et au XIIe siècles dans sa version latine. Au XIIIe et au XIVe siècles, des versions en langues vernaculaires circulèrent (Portugais, Provençal, Anglais ancien, Russe ... ). Le lecteur se reportera à La Légende Dorée de Jacques de Voragine au chapître Barlaam et Saint-Josaphat.

Pour assurer le passage du sanscrit au latin, il existe trois versions qui ont servi d'intermédiaire. Un texte en arabe de tradition ismaëlite, du IXe siècle: Bilawhar et Buudaasf . Une version géorgienne, la Balavariani, postérieure à la précédente, également du IXe siècle, qui peut être considérée comme une réussite sur le plan littéraire et ne comporte pas autant de digressions que la version en arabe. Une version grecque, attribuée à Saint Euthymius, du XIe siècle, amplification de la version géorgienne et qui comporte de nombreuses citations bibliques, sermons et prières.

On voit donc, maintenant, comment nous sommes passés de Buddha (Buddhacarita) à Buddaasf (syrien) à Buudaasaf (arabe) à Ioasaph (grec) à Iosaphat puis à Josaphat. (pas de différence graphique entre "i" et "j" en latin).

Nous pouvons remarquer que d'un texte à l'autre, le message se modifie. La Libération par l'Illumination est remplacée par le Salut par la Foi. Le modèle de religions ayant des convergences et des rapports de spiritualité est remplacé par une perception des religions en tant que systèmes clos entrant en compétition et pouvant même mettre en danger l'existence de sa concurente. Bien entendu, en constatant ces résultats, je considère l'état premier et le stade de la version grecque. La version ismaëlite, n'étant pas chrétienne, a une approche plus nuancée. Elle veut présenter l'authentique enseignement du Bouddha. Il y a deux traditions bouddhistes, dit le texte. L'une polythéiste et mondaine, l'autre, monothéiste et ascétique. C'est la seconde qui est la bonne. Le Bouddha transmet le message de Dieu comme d'autres prophètes l'ont fait en d'autres temps.

Le père du Bouddha est un bon souverain dans la version bouddhiste. Il est de la tradition hindouiste et veut conserver son héritier en le préservant de la vision de la véritable nature du monde, mais dans la version grecque, il est un tyran cruel et veut surtout empêcher son fils de recevoir l'enseignement chrétien. Il représente le mal et Barlaam sera le "vrai" père spirituel de Josaphat. Bouddha est le héros de la version sanscrite. Il prend l'initiative de sa propre démarche pour atteindre l'Illumination. Dans l'histoire de Josaphat, Dieu est le principal protagoniste. Il transmet sa Grâce malgré les obstacles des hommes. Barlaam a une révélation et devient le messager de Dieu auprès de Josaphat. Dieu propose la Vérité aux hommes qui peuvent ensuite choisir la bonne ou la mauvaise voie. Il n' y a pas à proprement parler, d'Illumination dans les textes chrétiens, encore que John Hirsch considère qu' :"Une fois que Josaphat a trouvé sa Voie, on peut dire qu'il a reçu l'Illumination". Cependant, il y a une différence entre Révélation et Illumination qui tient de l'opposition passif/actif. Dans la version ismaëlite, Barlaam enseigne progressivement à Josaphat qui interroge minutieusement son maître. Il approche enfin de l'arbre de l'Illumination et quatre anges le saisissent, l'élèvent dans les cieux où il reçoit la Pure Vision de ce qui est.

La religion vue par la Buddhacarita est désignée par les termes de saastra (enseignement, doctrine), darsana (système, opinion, doctrine) ou jnana (connaissance). Le terme Dharma est commun aux diverses écoles. Bouddhistes et hindouistes entament des débats à son propos. Pour les uns, il peut être bonté ou droiture pour les autres, il est la Voie ou la doctrine. Un maître célèbre de l'époque de Bouddha, Sramana, déclare que son propre enseignement du Dharma est le plus élevé mais ayant entendu l'enseignement du Bouddha, il abandonne ses prétentions. Le Dharma, c'est la Voie. Il y a un fond commun entre les doctrines des Brahmanes et l'enseignement du Bouddha. C'est un Brahmane qui prédit le destin du Bouddha. La quatrième rencontre du Bouddha qui le met sur la Voie, est celle d'un moine. Les débats inter-religieux (si nous conservons ce terme) se déroulent selon des formes rituelles. Si les Bouddhistes considèrent que leur Voie est la meilleure, ils ne considèrent pas les autres comme mauvaises ou représentant le mal absolu.

Les religions du texte grec sont traduites par le terme Threeskeia. C'est ainsi que les Polythéistes se désignent eux-mêmes et les chrétiens. Ceux-ci utilisent pour eux-mêmes les termes de Pistis (Vérité, Foi, Croyance) , Eusebia (piété), didachee (enseignement) et "erreur idolâtre", "culte des idoles" et "croyances païennes" pour les autres. Les autres religions sont démonisées. Ce ne sont pas des voies inférieures d'illumination ou de salut mais des façons de se détourner de Dieu. Le paganisme ou la religion des idoles est une des manifestations de Satan. Le débat tourne au rejet et aux menaces : "Vos corps seront dévorés par les bêtes sauvages et vos enfants seront réduits en esclavage". Il y a toute une rhétorique de la dénonciation. Le souverain terrestre doit combattre le royaume de Satan et éliminer le polythéisme.

Rien de semblable pour la Buddhacarita. Mara, l'équivalent du démon dans le Bouddhisme, produit l'illusion qui détourne de l'Illumination mais n'est le représentant d'aucune religion particulière.

N'oublions pas que nous comparons des textes et que j'ai voulu resituer cet ensemble dans son contexte historique. Prises dans l'absolu, mes conclusions laisseraient penser que le christianisme est intolérant et le bouddhisme, au contraire, absolument tolérant. Les situations historiques et politiques changent. Les idéologies et les discours également. Les grandes rencontres inter-religieuses sont un signe des temps. L'approche linguistique permet une plus grande précision. L'approche historique relativise certaines notions. Une approche spirituelle ne garde que l'essentiel.

Serge Leclercq, Kunming, 5 avril 1999.

Professeur à l'Université Sofia de Tokyo

Note : Je souhaite évidemment poursuivre un échange avec les lecteurs intéressés.