Bibliothèque rayon "Voix d'Asie"

Saint-Josaphat

Le Bouddha fut connu relativement tôt par les chrétiens d'Occident.

Marco Polo, entre autres, raconte la vie de Sagamoni Bercam. Sait-on, toutefois, que le Bouddha fut canonisé par le pape Sixte Quint, deux cent cinquante ans après le récit de Marco Polo et qu'il fut inscrit au martyrologe romain à la date du 27 novembre sous le nom de Saint-Josaphat?

Ce nom aurait été donné par translittération de Buddha à Buddhasaf puis à Josafa en passant par la langue persane. L'anachronisme est flagrant puisque cinq siècles séparent le prince Siddhârta du Christ. Quelles sont donc nos sources pour retrouver les traces de la vie de Saint-Josaphat ? Le grand maître de l'hagiographie chrétienne est sans conteste Jacques de Voragine, théologien dominicain, archevêque de Gène, qui vécut de 1225 à 1298 et rédigea La Légende Dorée vers 1264. C'est son texte, au chapitre Saint-Josaphat que nous suivrons. Voragine cite lui-même minutieusement ses sources. Il a lu Jean Damascène (ou de Damas) qui vécut de 650 à 749 et fut le dernier des pères de l'église grecque. Ce dernier est l'auteur de Source de la connaissance, le premier traité synthétique raisonné du dogme chrétien, spécialiste et créateur de l'hymnologie byzantine. Lors de la querelle des iconoclastes, il prit parti pour le culte des images. Il fit connaître Saint-Josaphat (dit le Bouddha) à la chrétienté.

Penchons-nous sur l'histoire du saint. L'esprit en éveil, nous devrions retrouver les éléments de la vie de Sakyamuni, son enseignement tel qu'il a été perçu de façon positive par les chrétiens mais nous verrons aussi sans doute en quoi il est christianisé (car là est le paradoxe de retrouver Bouddha en martyre chrétien alors qu'il vécut plusieurs siècles avant la naissance du Christ). En réalité, l'histoire de Josaphat est étroitement mêlée à celle de Saint-Barlaam qui convertit le prince Josaphat au christianisme. Dès l'abord, l'histoire de Gautama est parfaitement reconnaissable. Le père de Josaphat était roi en Inde. Un de ses ministres se fait moine. Le roi veut le ramener à la cour et lui demande les raisons de cette conversion. "Si tu veux que je t'en dise la raison, chasse loin de toi tes ennemis". Le roi, on peut s'y attendre, lui demande qui sont ces ennemis. "Ce sont la colère et la concupiscence: elles empêchent de distinguer la vérité, mais pour que tu puisses écouter ce que j'ai à dire, il te faut prudence et équité". Le ministre l'ayant invité à les remplacer par ces deux amis, se lance dans un discours sur le monde des illusions et l'impermanence, ce qui irrite le roi et l'incite à chasser son ministre. Puis le roi eut un fils: Josaphat. Un sage annonça que ce dernier ne régnerait pas sur le royaume de son père mais dans un autre, incomparablement meilleur. Le roi fit alors isoler son fils dans un palais splendide, à l'abri du spectacle des souffrances de ce monde. Il était interdit de lui parler "de mort, de vieillesse, d'infirmité, de pauvreté" et si un serviteur tombait malade, on le chassait et on le remplaçait par un autre - bien portant. Pendant que Josaphat grandit dans son cocon doré, un épisode curieux se déroule au palais. Un conseiller de la cour recueille un moine errant qui possède le don de guérir les maux causés par la parole. Or, quelques temps plus tard, lors d'un de ces épisodes qui émaillent les histoires d'intrigues de palais, ce conseiller est calomnié auprès du roi. On lui attribue un complot devant le conduire sur le trône. Le roi tend alors un piège à son conseiller. Il annonce son retrait de la vie mondaine et l'abandon du pouvoir afin de se consacrer à la vie de moine, pauvre et retiré. En soutenant ce projet, le conseiller confirme les soupçons du roi, mais, sur l'avis du vieux sage, il se fait raser le crâne, prend l'habit de moine et rejoint le roi, en se disant prêt à l'accompagner dans sa nouvelle vie. Ce désintéressement apporte la preuve de son innocence. Josaphat devint adulte et bien entendu, se plaignit de sa réclusion. Son père organisa alors ses sorties: un attelage choisi, des serviteurs en nombre et une mise en scène dont les figurants devaient acclamer le prince le long de son chemin et paraître heureux. Or, on ne put tant faire qu'à la fin les rencontres fatidiques n'aient lieu. Tout d'abord celles d'un lépreux et d'un aveugle qui lui révélèrent l'existence de la maladie. Celle d'un vieillard ridé, courbé et édenté, pour la vieillesse. Il interrogea ses serviteurs sur cet état de chose et sur son évolution et fut ainsi informé de ce qu'était la mort. Toutes ces révélations le laissèrent plutôt pensif. C'est alors que Barlaam, un sage moine qui vivait dans le désert eut l'intuition de qui était Josaphat. Il quitta son refuge et arriva en ville. Lors de sa première rencontre avec le prince, il lui montra des mendiants en haillons et des courtisans en beaux habits et les compara à des coffres vermoulus et d'autres de la plus belle facture. Finalement, les premiers contiennent des trésors et les seconds des hardes et pacotilles. Il proposa au prince une pierre précieuse "qui donne la lumière aux aveugles, ouvre les oreilles des sourds, fait parler les muets, et communique la sagesse aux insensés" puis lui enseigna la création, la chute, le Christ, la résurrection, le jugement dernier et le rejet de l'idolâtrie. Tout ceci est raconté en quelques lignes mais suit une parabole plus longue qui traite du désir comme cause de la souffrance. Un archer attrape un rossignol. Il veut le tuer mais ce dernier se met à parler. "Je suis trop petit, dit-il, pour être mangé. Si tu me relâches, je te donnerai trois avis précieux." L'archer demande à connaître les trois conseils avant de le relâcher. "Bien", dit le rossignol,

"- Ne cherche pas à entreprendre quelque chose d'impossible.

-Ne te chagrine pas de la perte d'une chose que tu ne saurais recouvrer.

- N'ajoute jamais foi à une parole incroyable."

Tenant sa promesse, l'archer relâche sa proie. L'oiseau se gausse alors de lui. "Crétin, tu viens de perdre un trésor. J'avais dans le ventre une perle grosse comme un œuf d'autruche !" L'archer, exaspéré, essaie de reprendre l'oiseau, par la force, puis par la persuasion mais rien n'y fait. L'oiseau reprend ses railleries. "As-tu oublié ce que je t'ai enseigné? Après ce que je t'ai dit comment pourrais-je me laisser reprendre ? Vouloir me convaincre de revenir, c'est entreprendre l'impossible. Pourquoi te chagriner de m'avoir perdu alors que tu ne peux me recouvrer ? et comment peux-tu croire qu'une perle, grosse comme un œuf d'autruche tiendrait dans mon corps ? Ils sont insensés ceux qui mettent leur confiance dans les idoles puisqu'ils adorent l'ouvrage de leurs mains et qu'ils appellent leurs gardiens ceux qu'ils gardent eux-mêmes."

Du désir comme cause de la souffrance, nous passons ensuite à l'enseignement sur l'existence comme illusion.

"Ceux qui convoitent les délectations corporelles et qui laissent mourir leur âme de faim ressemblent à un homme qui s'enfuirait au plus vite devant une licorne qui va le dévorer, et qui tombe dans un abîme profond. Or, en tombant, il a saisi avec les mains un arbrisseau et il a posé les pieds sur un endroit glissant et friable; il voit deux rats, l'un blanc et l'autre noir, occupés à ronger sans cesse la racine de l'arbuste qu'il a saisi, et bientôt, ils l'auront coupée. Au fond du gouffre, il aperçoit un dragon terrible vomissant des flammes et ouvrant la gueule pour le dévorer; sur place où il a mis les pieds, il distingue quatre aspics qui montrent tête. Mais, en levant les yeux, il voit un peu de miel qui coule des branches de cet arbuste; alors il oublie le danger auquel il se trouve exposé, et se livre tout entier au plaisir de goûter ce peu de miel.

La licorne est la figure de la mort, qui poursuit l'homme sans cesse et qui aspire à le prendre; l'abîme, c'est le monde avec tous les maux dont il est plein. L'arbuste, c'est la vie d'un chacun qui est rongée sans arrêt par toutes les heures du jour et de la nuit, comme par les rats noir et blanc, et qui va être coupée. La place où sont les quatre aspics, c'est le corps composé de quatre éléments, dont les désordres amènent la dissolution de ce corps. Le dragon terrible est la gueule de l'enfer, qui convoite de dévorer tous les hommes. Le miel du rameau, c'est le plaisir trompeur du monde, par lequel l'homme se laisse séduire, et qui lui cache provisoirement le péril qui l'environne.

" Toute la dialectique de l'enseignement de Barlaam repose ainsi sur l'opposition entre le réel et l'illusion. Vous croyez cela mais le réel est l'inverse de ce que vous croyez. L'illusion n'est pas neutre, elle est un piège destiné à vous perdre et auquel seuls les clairvoyants peuvent échapper.

Suit une autre parabole qui illustre la façon de se forger un karma. Il parle de ce qui importe et que l'on néglige ou plutôt de ce que l'on néglige ordinairement et qui importera en fin de compte. Naturellement, ce texte chrétien n'aborde pas le problème de la réincarnation mais de la rétribution après la mort. "Celui qui aime le monde est semblable à celui qui a trois amis. L'un qu'il aime plus que lui-même, l'autre autant que lui-même et le dernier moins que lui-même. Il est un jour convoqué par le roi et se sent en grand danger d'être jugé. Il se précipite chez son premier ami qui lui dit être trop occupé mais lui offre quelques tissus afin de se faire un vêtement. Il va ensuite voir le deuxième ami, qui lui dit avoir lui-même beaucoup de soucis mais qui accepte de l'accompagner jusqu'à la porte du palais. En désespoir de cause, il se rend chez son troisième ami. Il lui fait des excuses et implore son aide. Ce dernier lui fait bon accueil, l'appelle son ami très cher et lui rappelle qu'il lui a rendu de menus services dont il est très reconnaissant. Non seulement il l'accompagnera jusqu'au palais mais il plaidera en sa faveur. Le premier ami est la possession des richesses de ce monde qui ne peut offrir rien d'autre qu'un linceul au seuil de la mort, le second représente la famille et les amis, eux-mêmes pris par leurs propres tourments, ils peuvent seulement accompagner l'homme jusqu'au bout de sa vie. Le troisième représente les bonnes œuvres qui témoigneront pour lui, lors du jugement."

Suivent encore deux paraboles pour démontrer que les véritables richesses ne sont pas matérielles puis Barlaam quitte Josaphat, lui expliquant qu'il doit encore subir un temps d'épreuves avant de le rejoindre. Il le baptise avant de partir.

Josaphat sera, en effet, soumis à des épreuves: la tentation charnelle puis des débats contradictoires sur la théologie, puis un faux Barlaam fera semblant de renier le christianisme mais Dieu révélera la supercherie à Josaphat. A la suite de longues prières, il est conduit au paradis en songe: "Il te faut encore beaucoup travailler pour venir ici" lui confie un ange.

Alors, il visite les enfers. Ce qui lui semblait beauté sur terre se transforme en pourriture et corruption dans ces lieux maudits. Ayant surmonté toutes les épreuves et les tentations, il convertit son père et abandonne son royaume à l'age de 25 ans pour retrouver Barlaam.

Serge Leclercq, Tokyo, juin 1996

Cet article a été publié par Tao yin n°1de février - mars 1997.

J'ai corrigé une petite erreur que j'avais commise à l'époque à propos de la translittération de Bouddha en Josaphat.