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Portrait du sage chinois

Le "Vieux sage" des Occidentaux est un archétype qui se compose d'éléments pris à diverses traditions et qui correspond à une aspiration profonde de l'âme. Merlin l'enchanteur et son avatar Gandalf le magicien, les Gurus indiens, le moine de Shaolin, le vieux maître taoïste, l'ermite tibétain, le prophète des traditions sémitiques . Représente-t-il un idéal à atteindre ou un modèle rassurant de la vieillesse ? Est-il le protecteur auquel l'enfant désemparé fait appel et qui saura reconnaître sa valeur cachée ? Il semble, en tout cas le garant de l'existence d'une tradition où la vie aurait un sens.

Son omniscience est impressionnante. Il est celui qui ouvre la porte d'un autre monde et qui enseigne la Voie pour que le disciple devienne lui-même un Maître. Ceci flatte la volonté de puissance des uns et l'aspiration à un mieux-être des autres. Alors, le vieux sage chinois dans tout ça?
Comme image de la sagesse, quel rôle joue-t-il dans notre imaginaire ? La Chine nous propose deux modèles canoniques de sagesse : Lao zi et Confucius (Kong fu zi). Le premier vit retiré du monde et évite la vie en société. Son nom, "Lao", évoque bien l'idée de "vieux" maître.

Si nous nous plongeons dans sa légende, nous retrouvons un vieil alchimiste, vivant dans la montagne , isolé du monde, inconnu de tous, libre de se consacrer à des pratiques ésotériques . Confucius est plus militant. Il veut réformer les moeurs, conseiller le gouvernement, éduquer le peuple, instruire. C'est pourquoi la Voie Taoïste est souvent décrite comme la voie sombre, Yin, et la voie des Lettrés, celle de Confucius, comme la voie Yang, lumineuse et manifeste. Les taoïstes représenteraient la voie ésotérique donc cachée de la tradition alors que les confucéens seraient les représentants de la voie exotérique et manifeste de la même tradition. C'est là la très belle image de l'écorce et de la moelle de l'arbre. Laozi, du haut de la montagne, embrasse tout, d'un regard désintéressé tandis que Confucius la gravit lentement par les sentiers, ouvrant la voie à ceux qui désirent le suivre. L'un représente la perfection de la voie et l'autre son humanité. Tout le monde est invité. Le Maître Confucius montre la route à suivre. Confucius est célébré comme le "Sage éducateur pour les dix mille générations". Il faut citer le Dao De Jing (Tao To King): "Les sages qui anciennement transmettaient la Voie étaient peu nombreux, profonds, mystérieux et pénétrants. Ils étaient trop profonds pour qu'on puisse les comprendre. Quoique nous ne puissions les comprendre, Travaillons à déterminer leur apparence. Ils étaient circonspects comme celui qui, en hiver, traverse un fleuve glacé, respectueux comme l'hôte qui rend visite, accommodants comme la glace qui cède (sous les pas), simples comme la matière première, ouverts et réceptifs comme le creux d'une montagne, insondables comme l'eau trouble. Qui est capable d'immobiliser l'eau trouble et de la rendre plus claire? Qui est capable d'être paisible et d'être actif au point d'allonger la vie? Ceux qui se maintiennent dans cette voie ne désirent pas se répandre, et ainsi ils se préservent et n'ont pas besoin de se renouveler." (Dao De Jing, XV) Ce passage du Dao De Jing a été traduit de plusieurs façons. Tao Yin N°6 de janvier 98 nous fournissait un très beau texte: "Avec prudence comme qui traverse un fleuve en hiver circonspect comme celui qui est observé par ses quatre voisins réservé comme quiest en visite Qui pratique cet Art ne recherche pas à se rassasier, et ne cherchant pas à se rassasier, il se renouvelle perpétuellement" "Se répandre" ou "se rassasier"? La traduction de Nevio Capodagli s'appuie sur des années d'études et un enseignement oral reçu auprès des taoïstes du Yunnan. Cette interprétation est confortée par celle de Matgioi, publiée en 1907 , qui, lui aussi, s'appuyait sur une tradition orale. Il n'en reste pas moins que Matgioi, Albert Puyou de Pouvourville de son vrai nom, s'écarte souvent du texte littéral afin de mieux expliciter son contenu traditionnel et que, consultant le texte chinois, on se demande comment il a pu en arriver à telle formulation. Interprétation plus que traduction, ce texte offre une approche originale par rapport aux traductions de sinologues. Consultons Duyvendak dont la traduction chez Maisonneuve est la référence en la matière : "Qu'ils étaient hésitants, comme quelqu'un qui passe à gué une rivière en hiver! Qu'ils étaient circonspects, comme quelqu'un qui craint ses voisins tout alentour! Qu'ils étaient réservés, comme un invité (en présence de l'hôte)! Ceux qui conservaient cette Voie ne désiraient pas être remplis. En effet, puisqu'ils n'étaient pas remplis, ils pouvaient s'user sans être renouvelés." Personnellement, je lis aussi "rempli" dans le texte chinois. Pour les problèmes de la traduction, je renvoie à l'excellent article de Georges Charles dans un numéro précédent de Tao Yin. Au-delà des divergences d'interprétations, nous remarquerons que cette description correspond au type du sage chinois par excellence. Elle a un double avantage parce que ce sage-là pourrait être aussi bien taoïste que confucéen dans la mesure où sa réalité intérieure est tout à fait insondable de l'extérieur. Il s'adapte aux circonstances, il dit "oui oui, non non" tout en restant toujours détaché des contingences. Il a abandonné son ego. "De l'homme, il a l'apparence, mais de l'homme, il n'a pas les désirs4.. Ayant l'apparence humaine, il vit parmi les hommes, N'ayant pas de désirs, il ne se soucie pas du oui ou du non." (Zhuang zi, V) Existent-ils encore, ces Maîtres des légendes et des traditions? Nevio a connu l'un d'eux et il a voulu en témoigner. Zhou Shanpu était un de ces maîtres. Il portait bien son nom : Zhou signifie universel, shanpu signifie la bonté ou la perfection de la simplicité primordiale. Descendant d'une famille de la noblesse Naxi , à Lijiang, dans le Yunnan, son père était un lettré, titulaire du deuxième degré aux examens impériaux (juren). A l'époque des Seigneurs de la guerre, avant la victoire des communistes, le jeune Zhou fut parmi les rares privilégiés à avoir appris le pilotage d'un avion auprès d'un pilote américain, comme simple loisir. Eduqué à la façon d' un lettré, il se rendait d'un centre taoïste à un autre, et malgré sa jeunesse, les meilleurs maîtres reconnaissaient l'étendue de ses connaissances et le traitaient déjà en égal. C'est du moins ce qu'affirment les témoignages de quelques anciens ayant connu cette époque. L'arrivée du communisme modifia totalement sa vie matérielle. Sa famille perdit tous ses biens. Lui-même fut envoyé en rééducation dans des camps de travail d'où il ne sortit que vingt-cinq ans plus tard. Il transporta des sacs de minerai sur son dos, dans les tunnels des mines. Il avançait la plupart du temps à quatre pattes. Il travailla dans les champs. Il fut menuisier. Efforts physiques et travaux manuels constituèrent l'essentiel de sa vie mais malgré cela, il ne perdit pas sa vocation d'enseignant. Selon la capacité de chacun, il enseignait à l'un l'écriture, à l'autre la poésie, à un autre l'histoire. Il rencontra ainsi un compatriote Naxi, nommé Li Hui. Ils partagèrent leurs dernières années de travaux forcés, avant la réhabilitation en 1979. Li Hui était analphabète. Zhou lui donna une véritable éducation et, à la fin de la Révolution Culturelle, l'élève rentra à l'Université et obtint finalement le poste de chef du Département pour les Relations Internationales de la Province du Yunnan. Déjà âgé, Zhou occupa un poste de professeur encore quelques années avant d'être mis à la retraite. À partir de ce moment, il vécut à Kunming, dans une antique et modeste maison traditionnelle qu'il partageait avec plusieurs familles, au bord du lac vert, un parc du centre de la ville. Calligraphe réputé, lettré et philosophe, il vécut modestement, parla modestement et agit modestement. Même les plus anciens ne se souviennent pas de l'avoir vu, ne serat-ce qu'une seule fois en colère. Jamais il ne perdait patience, jamais il ne s'emportait contre quiconque, jamais il n'était agressif. Ce qu'il disait, faisait ou écrivait possédait la beauté de la simplicité. Sans métaphysique ni théorie personnelle, il avait choisi de suivre la « Voie du Milieu ». Il ne refusait pas les sollicitations . Un jour, le garçon qui était chargé de ramasser les bouteilles en plastique usagées, un simple paysan plutôt grossier, s'arrêta pour observer le vieillard dans ses habits bleus traditionnels, retiré dans sa modeste pièce et concentré sur sa calligraphie. Zhou leva les yeux et lui sourit. "Ne reste pas dehors ! Entre regarder ! toi aussi tu pourrais apprendre!" Bien entendu, ce jeune paysan devint calligraphe et prit un certain goût pour la culture. Le vieux Zhou aimait à se promener le long du lac. Il rencontra un jour Yang Zhihua, un ancien de l'armée rouge passionné de poésie à l'instar de Mao. Zhou l'initia aux subtilités de cet art et Yang Zhihua, l'un des principaux dirigeants de la Société des Tabacs, grand collectionneur de peintures et calligraphies traditionnelles, a publié plusieurs recueils de poésies. C'est lui qui a rédigé l'article nécrologique de Zhou Shanpu dans la presse locale. Autant d'exemples où Maître Zhou permit à un individu de réaliser ce qu'il possédait en lui virtuellement. Nevio avait rencontré Zhou alors que les jours de ce dernier étaient comptés. Il parlait des "procédés de la Grande Voie", invisibles mais efficaces, simples et puissants à la fois, si bien qu'elle était toujours semblable depuis plus de 5000 ans. Comment un homme peut-il suivre cette Voie ? Zhou n'aimait pas se donner en exemple. Pour lui, il fallait simplement suivre la voie du "juste milieu" de façon naturelle et spontanée, cette voie médiocre aux yeux des gens superficiels et profonde pour ceux qui savent être attentifs. Le Juste Milieu comme voie personnelle et sociale, la Voie de Laozi comme but final, en tant que ligne directrice. "Le Tao de Laozi montre la direction, mais la voie présente et continue, c'est la Voie du Milieu. De cette façon, on ne peut pas se tromper, voilà la recette!" disait-il. Il suffisait de l'écouter et de le regarder pour en être convaincu, pour savoir qu'il était ce qu'il disait. Ainsi sans discourir de spiritualité, de transcendance, ni s'entourer de mystère, sans rien d'occulte, sans pouvoirs magiques, sans prôner de pratique particulière, sans rien d'étrange ni de surnaturel, il était naturel et spontané sans débordement par excès ou par défaut. "Le Maître ne parlait jamais de choses étranges ou diaboliques, ni de celles ayant trait aux pouvoirs ou à la force, ni de celles ayant trait au désordre ou aux déviations, ni encore des dieux ou du transcendant." (Entretiens de Confucius, VII) Tout le monde se souvient de lui comme d'un lettré cultivé. Cependant sa calligraphie est excellente sans être insurpassable, ses livres sont bien écrits sans être indispensables. Il fut un excellent éducateur sans jamais se proclamer Maître. Il montra toujours le début du chemin sans en indiquer la fin, respectant toujours la liberté de développement naturel de chacun. Ainsi ceux qui l'ont approché l'ont aimé sans trop d'attachement. Ils ont tiré profit de son savoir sans se mettre sous sa dépendance. "La Grande Perfection semble manquer de quelque chose " (Dao De Jing, XLV) Qui peut dire l'avoir réellement connu ? Qui peut dire qu'il a rencontré un sage ?

Nevio Cappodagli, Serge Leclercq Kunming, décembre 1998